Autour du débat sur la libre circulation des personnes

Autour du débat sur la libre circulation des personnes

La votation populaire du 25septembre 2005 portant sur l’Accord d’extension de la libre circulation des personnes aux ressortissant-e-s des dix nouveaux pays membres de l’Union européenne (UE) et sur les mesures d’accompagnement soulève nombre d’interrogations parmi celles et ceux qui, dans ce pays, sont engagé-e-s dans l’action syndicale et politique, dans la défense des droits des immigré-e-s et des requérant-e-s d’asile. Nous tentons d’y apporter un certain nombre de réponses. Notre mouvement, solidaritéS, appelle à voter OUI, un oui critique. Dans quelles perspectives? Quel regard portons-nous sur la campagne menée par les référendaires (le non xénophobe), ainsi que sur celle de l’establishment politique et syndical pour le oui? Un non de «gauche» peut-il se référer véritablement au refus de la Constitution européenne en France?

D’Oskar Freysinger (UDC) à Luzi Stamm (UDC) en passant par tous ceux et celles que les médias ignorent, les opposants de droite et d’extrême droite à la libre circulation ne cherchent pas d’abord à harmoniser leur point de vue. La rhétorique remplace la rigueur théorique, la phrase choc l’argument longuement étayé. Et tant pis si cela part dans tous les sens, ou plutôt tant mieux: cela permet de ratisser large!

Ainsi le «Comité suisse pour des emplois sûrs et des œuvres sociales solides» rappelle subliminalement la campagne contre Schengen en reprenant la mise en garde d’une de ses affiches «Perdre son emploi?» au dos de son tract, alors que le recto annonce, sous forme d’une lettre recommandée, le «licenciement» de tout un chacun. Jouer caricaturalement sur la peur du petit peuple, c’est cela que Freysinger décrit comme l’opposition de «la Suisse d’en bas contre la Suisse d’en haut». (Le Temps, 30.6.05). Il s’agit donc de réglementer sévèrement l’immigration, pour perpétuer la tradition du Grütli, y compris la plus récente!: «restons maîtres chez nous et défendons notre prospérité».

Les petits patrons de la même mouvance, regroupés dans le Comité des arts et métiers et de l’économie «Non à l’immigration de l’Est» (sic), font feu de tout bois. Ils veulent, mais oui, sauver l’Etat social menacé existentiellement par l’immigration de l’Est européen, dont toute la population ne rêve que d’accéder à nos assurances sociales; ils réclament une diminution des redevances, des taxes et des impôts plutôt que l’appel aux immigré-e-s et vont, sans doute emportés par leur élan charitable, jusqu’à tancer le grand patronat, qui ne cherche qu’à flexibiliser la grande masse des travailleurs (documents de la conférence de presse du 18.7.05). Et tant pis si Luzius Stamm, lui, est justement pour la flexibilité: «la flexibilité de son marché du travail était un des derniers atouts que la Suisse pouvait faire valoir face aux pays concurrents» (discours lors de l’Assemblée des délégués UDC de La Chaux-de-Fonds, 8.1.2005). Quant aux mesures d’accompagnement, ici elles sont inefficaces et nuisibles (Stamm), là elles font peser de terribles charges sur l’employeur (Comité agricole contre la libre circulation). De toute façon, l’accès aux marchés européens n’a aucun lien avec la libre circulation. On peut parfaitement avoir l’un sans concéder l’autre. La preuve: on y a déjà accès…

On pourrait poursuivre à longueur de pages. L’essentiel n’est pas là, mais bien dans cette peinture d’une véritable apocalypse, mettant une nouvelle fois le petit peuple courageux des Alpes suisses dans l’obligation de défendre son droit à l’existence. L’imagerie mobilise consciemment tous les stéréotypes qui nourrissent depuis des générations la crainte de l’«Ueberfremdung», qu’elle soit juive, calabraise, galicienne, ou polonaise. Ici, les violons de l’opposition de droite et d’extrême droite s’accordent toujours: «Avec la suppression des contrôles aux frontières, la libre immigration et l’accès presque libre à notre système social, toutes les conditions essentielles sont réunies pour que disparaisse ce qui fait la force de notre pays. Les «indépendants de l’Est» et les profiteurs vont piller le grenier de la Suisse! Les valeurs traditionnelles de notre pays seront minées. La formation et la formation professionnelle, la capacité d’innover, les faibles taux d’intérêt, la fiabilité, l’honnêteté, la stabilité politique, le respect des valeurs, la culture de la tolérance, et les traditions vont en pâtir. La criminalité augmente avec, pour résultat, le «multiculturalisme» et la loi du plus fort. La société déjà déstabilisée sera soumise à des influences négatives supplémentaires!» (Chr. Waeber, conseiller national, Union démocratique fédérale, conf. de presse du 18.7.05). La force de ce courant, c’est de pouvoir s’appuyer sur les craintes massives et diffuses que les effets de la contre-réforme libérale n’ont cessé de stimuler depuis des décennies. Pour tous ceux et toutes celles qui se sont lovés dans le paradigme de la Suisse des «Trente glorieuses» et de ses faux-semblants, un monde a véritablement basculé. La faute ne peut en venir que d’ailleurs.

Libre circulation: l’union nationale retrouvée?

Bras dessus, bras dessous, Peter Hasler (Union patronale) et Serge Gaillard (USS) ont annoncé, dans une conférence de presse commune, tous les bienfaits à attendre de l’extension de la libre circulation et de l’amélioration des mesures d’accompagnement. Même l’aile patronale de l’UDC, Blocher y compris, s’est laissée séduire par le nouvel accord. On sait être matérialiste quand il le faut, chez les soi-disant démocrates du centre, dont un tiers environ du groupe parlementaire s’est prononcé favorablement à l’extension de la libre circulation. La campagne patronale est d’un simplisme atterrant. Prenant les citoyen-ne-s pour des pommes – et s’apprêtant du reste à leur en distribuer – l’affiche des patrons représente tous les bienfaits de la libre circulation par un arbre dont les fruits mûrissent au soleil du oui, alors qu’un hiver stérile s’abat du côté du non. Les syndicats ne font pas davantage dans la nuance et le réalisme, proclamant que la libre circulation profite d’abord aux salarié-e-s. Grâce évidemment aux mesures d’accompagnement, ce panier percé vendu comme combinaison de survie.

Ce pas de deux patronat-syndicat serait seulement attristant s’il n’avait un coût. Difficile de ne pas voir un lien entre le bradage des revendications syndicales autour de l’accord conventionnel dans le gros œuvre de la construction et la campagne pour la libre circulation. La direction d’UNIA ne s’en cache d’ailleurs pas: «L’accord permet non seulement d’éviter une situation de vide conventionnel, mais aussi un conflit avant la votation sur l’extension de la libre circulation des personnes» (communiqué de presse de la Conférence nationale de la construction, 6.6.05). Et Serge Gaillard confirme les liens entre les conventions 2005 et la libre circulation (Le Temps, 9.8.05). Mais si les syndicats s’attendaient à être payés de retour lors des négociations salariales, ils ont été rapidement mis au fait. Chantal Balet, directrice romande d’economiesuisse, leur avait déjà reproché d’avoir mené la polémique sur les hauts salaires des employeurs deux mois de trop, stimulant l’antilibéralisme. Et l’Union patronale suisse a dernièrement renvoyé les syndicats sur les roses en matière de salaires. On n’a pas facilement la reconnaissance du service rendu du côté patronal.

En revanche, il faut se pincer pour y croire quand on entend le représentant du patronat vaudois, le réactionnaire Jean-François Cavin, affirmer: «Les mesures d’accompagnement ont été négociées entre partenaires sociaux. Elles sont nécessaires afin de lutter contre d’éventuels cas de dumping social et salarial et contre une concurrence déloyale envers nos PME. Elles garantissent le respect des conditions sociales et salariales suisses» (cité par www.economiesuisse.ch). L’organisation des «milieux économiques» donne du reste carrément dans la publicité mensongère en avançant des chiffres à la limite du grotesque: «La pratique confirme que les mesures de protection sont très efficaces. Très peu de cas de dumping ont été observés depuis le 1er juin 2004: 1 seul avéré dans le canton de Vaud et 3 cas litigieux à Genève, après le contrôle systématique de 4000 salaires.» (Les questions pièges, argumentaire en 23 questions-réponses).

Mais à force de vanter ainsi de manière outrancière l’efficacité des mesures d’accompagnement, on risque d’effrayer sa propre base. On précisera donc, dans la version longue de l’argumentaire patronal, ce qu’il en est en réalité «Il convient de noter que tant la procédure d’extension facilitée des conventions collectives que l’adoption de salaires minimaux dans les contrats-types de travail ne seront possibles qu’à la condition qu’on ait pu, au préalable, observer des violations abusives et répétées dans la branche économique concernée.» (p. 20) Ouf, le socialisme n’est pas en marche! Et en attendant «l’observation des violations abusives et répétées», ouvrant potentiellement la voie à une procédure, les affaires continuent.

Libre circulation en Suisse le 25 septembre = Constitution européenne le 29 mai en France?

Les opposants «de gauche» à l’accord de libre circulation – ou plus exactement à l’extension de cet accord, car cette opposition ne s’était pas manifestée ainsi en 1999, lors de la campagne sur l’adoption de l’accord lui-même – font souvent référence à la situation française et au rejet du projet de Constitution européenne. L’analogie est tentante, comme est tentante la reprise de l’argument d’une renégociation possible, débouchant sur de meilleurs résultats. Mais l’analogie est-elle pour autant pertinente? Nous ne le pensons pas. D’abord, le sujet même et les enjeux de ces deux votes sont totalement différents: d’une part, l’adoption d’une Constitution européenne fixant les lignes de force d’une politique néolibérale, d’autre part l’extension aux ressortissant-e-s des dix nouveaux pays de l’Union européenne (UE) des droits déjà existants pour les ressortissant-e-s actuels de l’UE, en matière de séjour et de regroupement familial. Ensuite l’histoire même des luttes sociales dans les deux pays, leurs effets sur la gauche et l’extrême gauche, la capacité d’action de ces forces sont, entre autres, trop différentes pour qu’une analogie fonctionne.

La grande grève des cheminots de 1995 a véritablement réinstallé le mouvement ouvrier et ses luttes au centre de la vie politique et sociale de la France; un coup de torchon que la Suisse n’a jamais connu, à l’exception, limitée, de Genève après le Mouvement de la fonction publique. Depuis lors le mouvement de résistance dans l’Hexagone n’a cessé de se manifester, entre autres par les mouvements de grève contre la réforme des retraites ou celle de l’Education nationale. Ces mouvements répondaient à l’agenda des réformes libérales du gouvernement Raffarin. Des mouvements de résistance, grèves et occupations à l’appui, ont aussi accompagné les licenciements et les délocalisations. Aucun de ces mouvements n’a réussi à faire basculer le rapport de force global, ni à faire tomber le gouvernement. L’échec a plus souvent été au rendez-vous que le succès.

Mais des expériences de luttes collectives ont été ainsi accumulées, y compris entre militant-e-s de gauche et d’extrême gauche (par exemple dans les collectifs de défense de la Sécurité sociale ou des services publics).

Quelques spécificités françaises

À la veille de la campagne sur la Constitution européenne, on se trouve donc dans une situation ambivalente et instable. La multiplication des attaques libérales, la diffusion d’un sentiment croissant de précarisation et de fragilisation n’arrivent pas à se traduire positivement en perspectives de luttes sociales ou de débouché politique. Cette désorganisation de la riposte – du fait, entre autres, de la politique des directions syndicales – ne se manifeste toutefois pas par une démoralisation paralysante. En même temps, de larges secteurs syndicaux et du mouvement altermondialiste connaissent une politisation large, traduite déjà lors du Forum social européen de Paris-St Denis en novembre 2003. Ces deux aspects, décisifs pour la suite de la campagne, sont très largement absents de la situation helvétique.

Au moment où la campagne sur la Constitution démarre, il y a pour la gauche et l’extrême gauche, un défi à gagner absolument: si la Constitution est rejetée, son rejet doit apparaître clairement non pas comme la victoire de Le Pen et du Vicomte de Villiers, mais bien comme un vote de classe contre le libéralisme. Car l’antilibéralisme qui alimente le mouvement ouvrier n’est pas sans chauvinisme: «une particularité française réside dans le fait qu’existe largement dans le mouvement ouvrier une sensibilité politique antilibérale, faisant le lien entre la mondialisation capitaliste, la politique de l’Union européenne et les politiques nationales de remise en cause des acquis sociaux. Cette sensibilité a été constamment alimentée par les luttes sociales des dernières années, les actions menées aussi par le mouvement altermondialiste et la Confédération paysanne, la présence en France d’un mouvement social radical, au niveau associatif et syndical, et d’une extrême gauche bien présente sur la scène politique, notamment ces dernières années avec la popularité d’Olivier Besancenot. Cette sensibilité politique a aussi ses aspects négatifs dans une vision nationale un peu hautaine vis-à-vis des autres pays de l’Europe de l’Ouest, considérant la France comme une citadelle de l’État social, assiégée par le modèle anglo-saxon, ignorant en cela les acquis obtenus, dans les années d’après-guerre, tant en Europe du Nord qu’en Grande-Bretagne, en Allemagne ou en Italie, par exemple. Cette vision alimente des courants souverainistes ou républicains qui voient dans l’Etat français, en tant que tel, une protection contre les remises en cause sociales.»1

Plusieurs éléments vont faire que ce pari de la victoire du «non de gauche» a été tenu. D’une part, l’engagement de forces comme la Confédération paysanne et ATTAC, qui cassa l’image franchouillarde, souverainiste et rétrograde du non; d’autre part, sur le plan syndical, la gifle administrée à la direction Thibault de la CGT lors d’un comité confédéral national où ce syndicat se prononça massivement pour le non, rejoignant les nombreux militant-e-s d’autres courants syndicaux (FSU, SUD) déjà en campagne. Enfin l’engagement du PCF, des dissidents du PS et le choix tactique de Laurent Fabius d’accompagner le mouvement, finirent de déplacer clairement le non à gauche.

Evénement politique en lui-même, le caractère unitaire de la campagne se traduisit aussi par l’existence de collectifs militants désireux de poursuivre cette expérience de mobilisation, ce tous ensemble vers un même objectif, sans craindre les divergences.

Cerise sur le gâteau, l’extrême droite délaissa totalement le terrain social pour mener une campagne axée prioritairement sur le refus d’une future adhésion de la Turquie, se plaçant elle-même hors jeu.

C’est l’ensemble de ces facteurs qui a permis la victoire d’un non de gauche clair à la Constitution, et c’est ainsi qu’il a été compris largement, sans ambiguïté aucune.

On voit bien que nombre de ces facteurs sont totalement absents de la situation suisse, l’histoire politique et sociale des deux pays ne coïncidant pas vraiment depuis longtemps. Les expériences de luttes collectives ne sont en rien comparables, le mouvement syndical n’a pas connu un débat similaire en son sein et le rapport des forces entre les opposants n’a rien de commun. À l’heure actuelle, le camp du refus est dominé de manière écrasante par l’UDC (87% de ses membres sont contre l’extension des accords bilatéraux, selon le sondage de fin juin de Gfs, Berne) et si le thème de la pression sur les salaires est bien présent, il l’est de façon classiquement xénophobe (ce sont les étrangers qui font pression) et liés à d’autres arguments de la même eau (les portes seront grandes ouvertes aux émigrés de l’Est; il faudra bientôt accueillir les Roumains et les Turcs). Immigration de l’Est, salaires, emplois: ce sont là les thèmes de la campagne de l’extrême droite, dont le manque de moyens publicitaires ne doit pas tromper. En leur temps, James Schwarzenbach (Mouvement républicain) et Valentin Oehen (Action nationale) menèrent des campagnes modestes financièrement parlant, mais politiquement ravageuses.

Ensemble, défendre nos salaires et nos emplois!

Notre mouvement, solidaritéS, s’est prononcé pour l’extension de la libre circulation pour deux raisons principalement, malgré les insuffisances manifestes des mesures d’accompagnement et en étant tout à fait conscient que le patronat ne manquerait pas d’utiliser cette possibilité de faire pression sur les salaires.

Nous avons pris acte, d’abord, que la libre circulation apportait des droits nouveaux pour des catégories de travailleurs et de travailleuses auparavant discriminés en fonction de leur nationalité. Ensuite, nous avons estimé que, dans le contexte et l’histoire politique propres à ce pays, l’opposition à la libre circulation serait perçue largement et prioritairement comme une forme de mise en accusation des immigré-e-s eux-mêmes et non pas des mécanismes économiques et sociaux complexes reliant l’immigration et la pression sur les salaires. Comme l’expliquait, il y a quelques années encore, l’ancien responsable syndical du SIB, Pino Sergi, l’adhésion au principe de la libre circulation est la seule manière de défendre les droits de travailleurs migrants d’un côté et d’initier de l’autre un processus d’intégration unifiant tous les salarié-e-s. Il soulignait auparavant, et nous le suivrons sur ce point, que ce n’est pas l’ouverture des frontières qui créé le dumping salarial et social, mais bien la politique patronale (Pino Sergi, «Mouvement syndical et libre circulation totale des personnes», entretien réalisé par Sandra Modica, publié par le périodique Carrefour en 2000: www.sans-papiers.ch).

Nous constatons aussi que l’offensive néolibérale, avec sa flexibilisation, sa précarisation des conditions de travail, de vie et de l’emploi, est engagée depuis plus de deux décennies déjà et que c’est à cette offensive qu’il faut répondre sur le fond. Dresser un doigt accusateur en direction de la libre circulation des personnes n’engage ni mobilisation sociale antilibérale, ni unification des travailleurs et travailleuses. Relevons d’ailleurs la libre circulation des capitaux ne semble gêner personne, alors qu’elle est au fondement de la mise en concurrence des salarié-e-s entre eux.

Le syndicalisme suisse possède une longue expérience de perception prioritaire de l’immigration comme une menace du standard de vie helvétique; il en a donné une nouvelle preuve durant toute la période précédant le débat parlementaire sur les mesures d’accompagnement, brandissant sans cesse la menace du référendum contre la libre circulation, qui amènerait une vague de Polonais en Suisse. Redonnant ainsi vigueur, si besoin était, aux stéréotypes xénophobes, avant de brûler aujourd’hui ce qu’il avait adoré hier et de taxer d’irresponsables les partisans d’un référendum à gauche. Ce tournant à 180 degrés ne légitime pas rétroactivement la tactique de la menace référendaire, avec tous ses sous-entendus discriminatoires, et les directions syndicales se trouvent maintenant dans la position de l’arroseur arrosé. Mais nous ne croyons pas pour autant que la solution réside dans une surenchère sur cette tactique de ces directions.

Renoncer au bouc émissaire

En des temps archaïques, les péchés de la tribu étaient magiquement transférés sur un bouc émissaire, que l’on envoyait ensuite mourir dans le désert, emportant avec lui les fautes des humains. C’est une attitude fort répandue que de se décharger de ses responsabilités sur d’autres; c’est toutefois une très mauvaise option politique pour quiconque estime que l’émancipation des travailleurs et travailleuses sera l’œuvre des travailleurs et travailleuses eux-mêmes. L’aisance avec laquelle le capitalisme impose en Suisse sa politique de flexibilisation et de précarisation des conditions de travail ne doit pas être cherchée du côté de Varsovie, de Prague ou de Riga, mais bien ici, dans les politiques et les pratiques de la gauche et des syndicats, du côté de nos propres faiblesses aussi.

Non, le plombier polonais n’est pour rien dans la marge de manœuvres dont disposent MM. Ospel, Vasella et Hasler; oui, la faiblesse du dispositif de défense des salarié-e-s dans ce pays leur facilite beaucoup la tâche. C’est donc ce dispositif, sa structure, son fonctionnement et son contenu qu’il faut renforcer sous trois aspects au moins:

  • d’abord, la priorité doit être donnée aux revendications unifiantes, qui permettent la défense de tous et de toutes, indépendamment de la nationalité, du statut, du sexe et de la fonction. C’est dans ce cadre que s’inscrit la revendication d’un salaire minimum légal garanti, modulé régionalement. C’est dans ce cadre aussi que s’inscrivent, paradoxalement, des revendications concernant certains secteurs, comme la régularisation des sans-papiers. Dans le même sens, il faut évidemment rechercher l’extension des protections légales et conventionnelles des salarié-e-s, sans pour autant partager l’illusion qu’elles suffiront à elles seules. Sans vigilance constante des travailleurs et des travailleuses sur leur lieu de travail, sans leur capacité d’action et de mobilisation, ces textes resteront lettre morte, ou moribonde, comme la convention collective de force obligatoire (sic) dans l’hôtellerie et la restauration.
  • l’objectif est aussi de reconstituer la confiance en eux-mêmes des salarié-e-s, de manière à ce que l’action et la mobilisation apparaissent comme des moyens légitimes et immédiats et non pas comme une option de dernier recours. Pour réapprendre à oser, il n’y a pas de petites luttes ni de petits objectifs. Ces mobilisations ne sauraient être déléguées à quiconque. L’une des faiblesses profondes de l’organisation des salarié-e-s en Suisse, lorsqu’elle existe, est de fonctionner sur le mode du «paies tes cotisations, on s’occupe du reste». Le rapport à l’organisation syndicale est alors faussé, purement consumériste: suivisme d’un côté, arrogance fréquente de l’appareil de l’autre. Il faut rompre cette logique, stimuler partout l’autonomie d’action, de réflexion et de discussion. Clemenceau disait que la guerre est une chose trop sérieuse pour la confier aux militaires. La défense de nos intérêts de salarié-e-s est aussi une chose trop sérieuse pour la confier aux appareils syndicaux et à leurs fonctionnaires, quelle que puisse être par ailleurs la sincérité de leur engagement.
  • enfin, il est urgent d’intégrer systématiquement la dimension européenne dans la réflexion et l’action des forces anticapitalistes de ce pays, afin de rejoindre régulièrement les mobilisations qui se déroulent à ce niveau. La faillite retentissante de la Confédération européenne des syndicats, aujourd’hui réduite à jouer le rôle de bureau d’aide sociale de l’Union européenne, souligne l’urgence et la nécessité de mobilisations indépendantes s’inscrivant dans la perspective d’une autre Europe, une voie ouverte par le rejet français et hollandais de la Constitution européenne.

Jean-Michel DOLIVO et Daniel SÜRI

  1. Laurent Carrasso, «France: après le succès du “non de gauche”», Inprecor, no 507/508, juillet-août 2005, pp. 3-8. Un article d’un dirigeant de la LCR, dont nous reprenons la réflexion. A consulter aussi sur www.inprecor.org