Comment survivre au pétrole?

Comment survivre au pétrole?

Les vacances d’été approchent: l’occasion de se débarrasser des bobards sécrétés par l’idéologie dominante – développement durable, croissance, compétitivité… – et de mettre ses idées à jour pour réfléchir aux moyens d’atteindre le monde que nous voulons. Deux ouvrages complémentaires viennent nous y aider. La brochure de Jean-Pierre Tertrais1 explique pédagogiquement les menaces majeures qui pèsent sur l’humanité du XXIe siècle. Le livre de Jean-Luc Wingert2 étaie et complète cette lecture par une synthèse rigoureuse des connaissances actuelles sur l’impasse énergétique dans laquelle s’engouffre notre Planète.

Socialisme ou apocalypse

Parmi toutes les ressources naturelles menacées, qui sont indispensables à la survie de l’humanité – terres, eau, espèces vivantes, forêts…– l’épuisement des énergies fossiles – charbon, pétrole, gaz, uranium – constitue l’alerte la plus grave et immédiate. Wingert confirme, avec de nombreux chercheurs-euses que, non seulement, l’échéance est prévue aux alentours de 2015 mais, que les premières manifestations de la crise énergétique sont déjà apparues dès 2004. La crise dont il est question n’est de loin pas l’épuisement des gisements fossiles, mais celle des certitudes quant à la possibilité d’en prolonger l’usage.

Cette fin de la courte ère fossile plongera les populations des pays industrialisés dominants dans un chaos mondial dont les conséquences se manifesteront non seulement par la faillite du projet capitaliste fondé sur le pillage des ressources fossiles. Elles pourraient aussi rendre caduc tout projet révolutionnaire. Car «si effectivement le capitalisme est un mouvement suicidaire, il entraîne dans son effondrement l’ensemble de l’humanité, et il n’y a donc pas une seconde à perdre pour le terrasser!»3. Ce constat n’est pas nouveau pour les marxistes dont Samir Amin, pour qui «ce vieillissement [du «capitalisme sénile»] implique l’installation du système dans un chaos permanent qui conduira – dans le meilleur des cas – à son dépassement par l’ouverture d’une longue transition vers le socialisme, ou bien – dans la pire des hypothèses – à la catastrophe et au suicide de l’humanité»4.

En titrant son livre: La vie après le pétrole Wingert se veut optimiste, mais il admet que les risques d’agonie sont bien réels car «cette baisses de la quantité de pétrole disponible [«une première dans l’histoire de l’humanité»] va provoquer des bouleversements d’une ampleur comparable à ceux de la révolution industrielle et nécessiter de mettre en œuvre un chantier de nature analogue à celui de la reconstruction d’après-guerre»5. Or, rien n’annonce l’ouverture d’un tel chantier, car «Il n’existe aucune intelligence globale du capitalisme qui ne s’arrêtera de lui-même, que faute de ressources naturelles à épuiser»6. Et si «des changements individuels peuvent infléchir quelque peu des tendances, les quantités d’énergie et de matières premières sur lesquelles portent ces changements demeurent dérisoires par rapport à celles qu’impliquent les politiques mises en œuvre par les Etats et leurs alliées, les multinationales»7.

L’indifférence écologique

Le capitalisme se défend de ces sombres pronostics en accusant les scientifiques de catastrophisme, en annonçant des progrès techniques illimités et en proclamant que le Marché réparera spontanément les dégâts qu’il engendre. Ce sont là les leurres agités par l’idéologie dominante, qui anesthésient même certains révolutionnaires, ce qui peut expliquer leur insouciance et inconscience écologique, et la ténacité de leurs illusions sur un dernier rebond du développement des «forces productives», alors que la seule forme d’énergie qui les animent s’épuise. Quand à leur substitution par d’autres, renouvelables, leur apport restera dérisoire, tant que le capital continuera à accroître le gaspillage des énergies fossiles.

Cette aliénation est d’autant plus tenace qu’elle vise des consommateurs-trices du Centre dont le bien-être dépend précisément des mannes empoisonnées du productivisme pour qui, admettre que l’humanité va «droit dans le mur» signifie envisager de devoir renoncer à leurs privilégiés. La défense des «acquis» individuels de ces consommateurs-trices piégés génère cet «eugénisme soft» dont parle Tertrais: «Puisqu’il ne peut plus combattre la pauvreté, le capitalisme éliminera les pauvres»8. Les médias occidentaux aidant, le capital extirpe déjà de notre conscience solidaire la détresse des êtres humains à coup d’exclusions, d’expulsions, de liquidations physiques «sans tapage» par la soif, la faim, les maladie, sous prétexte de protéger les citoyen-ne-s «sains» contre des supposés terroristes, marginaux et autres étrangers inassimilables.

L’aliénation productivo-consumeriste nous force à appréhender la réalité par la seule observation du temps présent et du voisinage immédiat. Elle voile ainsi l’existence des milliards d’humains qui peuplent la Planète et l’épuisement incessant de ses ressources exogènes. La marchandise n’a plus d’amont ni d’aval, elle n’existe qu’à l’instant et sur le lieu où elle est consommée. C’est pourquoi, «comprendre la situation actuelle demande de prendre un recul inhabituel»9 en transcendant l’image virtuelle du Monde que nous projettent les charlatans au pouvoir. Pas facile de «décoloniser l’imaginaire», puisque le solde réel des ressources naturelles n’est pas affiché à la une des journaux et que les pertes occasionnées par le capital sont soigneusement épongées par les Etats aux frais de leurs administré-e-s.

Le capitalisme fossile

Le choix aberrant du tout fossile, qui a contraint les êtres humains à dépendre exclusivement de ressources non renouvelables, incombe au système capitaliste. «Le principe capitaliste se structura et se développa avant même l’arrivée de la machine à vapeur», mais «le développement de l’industrialisation et des mines de charbon renforça la mise en place d’un système social nouveau, conduisant à la domination de la classe ouvrière»10. «La ruse majeure du capitalisme fut d’interpréter la pauvreté comme un manque de pouvoir d’achat, lequel devait être éliminé… par la croissance économique. D’où le cycle infernal des besoins jamais satisfaits» et, partant, de «cette boulimie [de consommation dont les racines se trouvent] dans une insécurité intérieure, le mal-être, l’insatisfaction, le manque affectif engendré précisément par cette société dite d’abondance»11.

L’issue de ce cercle vicieux n’est donc pas écologique, mais avant tout politique, elle n’est pas étatique mais socialiste, pas techniciste mais démocratique, en ceci qu’elle implique la prise du pouvoir de décision par l’ensemble des êtres humains sur les moyens productifs pour satisfaire leurs besoins. C’est alors que «La civilisation du pétrole s’arrêtera, lorsqu’on commencera réellement à s’interroger et à agir dans l’idée de s’en passer. Une nouvelle révolution est en marche, elle sera créative, inventive et passionnante, mais la transition sera difficile»12.

La révolution en stéréo

Pour ce faire il faudra retrouver le goût de nous intéresser à la vie des choses de la Planète en puisant dans les science de la matière autant que dans celle de l’esprit que le marxisme privilégiait jadis. Il ne s’agit plus seulement de se débarrasser d’un «capitalisme sénile» selon l’expression de Samir Amin mais d’un système redoutable dont le «développement des forces destructives» étouffe les préconditions humaines et matérielles nécessaires à construire cet «Autre monde possible» que nous voulons. Tertrais en conclut que la réalisation de notre projet de société doit prévoir un double processus révolutionnaire, politique et écologique, écosocialiste dirions-nous : «Une vraie conscience révolutionnaire est nécessairement la convergence entre une conscience politique et une conscience écologique.»13

À la nécessité sociale de renverser le pouvoir discrétionnaire du capital démontrée par Marx, un siècle d’histoire nous en signale l’urgence et à la possibilité de le faire, la dégradation actuelle nous en montre les limites. À nous de faire que les contradictions issues de l’exploitation des ressources naturelles qui double celle de l’exploitation du travail humain ne se transforme pas en crise d’hystérie ou d’ascétisme mais en une véritable Crise – au sens grec de krisis de «décision, jugement, résolution» – celle qui redonnent des espoirs et autant de raisons de rebondir. Ou alors «Faute de courage et de lucidité, la suite de l’histoire pourrait bien se dérouler sans l’homme»14.

François ISELIN

  1. Jean-Pierre Tertrais, Du développement à la décroissance – De la nécessité de sortir de l’impasse suicidaire du capitalisme, Editions du Monde Libertaire, Paris, Mars 2004, 240 pages, 3 Euros. Jean-Pierre Tertrais est militant du groupe La Sociale de la Fédération anarchiste à Rennes. Il est notamment auteur de «Pour comprendre la crise agricole», aux éditions du Monde Libertaire.
  2. Jean-Luc Wingert, La vie après le pétrole – De la pénurie aux énergies nouvelles, Ed. Autrement, Paris, avril 2005, 50 pages, 19 Euros. Jean-Luc Wingert est ingénieur et consultant. Son ouvrage est préfacé par le géologue et géophysicien Jean Laherrère.
  3. Tertrais p. 23.
  4. Samir Amin, Au-delà du capitalisme sénile, Actuel Marx, PUF, 2001, p. 101.
  5. Wingert, p. 209.
  6. Wingert, p. 191.
  7. Tertrais, p. 23.
  8. Tertrais, p. 37.
  9. Wingert, p. 209.
  10. Wingert, p. 131.
  11. Tertrais, p. 28.
  12. Wingert, p. 221.
  13. Tertrais, p. 42.
  14. Tertrais, p. 43.