Quelles perspectives politiques pour un NON de gauche européen?

Quelles perspectives politiques pour un NON de gauche européen?

Quelques jours après les NON français et hollandais, nous nous sommes entretenus avec Jan Malewski, rédacteur de la revue INPRECOR, mensuel de réflexion et d’analyses de la Quatrième Internationale, à laquelle appartient la LCR française d’Olivier Besancenot, sur sa vision personnelle des perspectives européennes de la bataille pour le NON au Traité constitutionnel et, au-delà, contre les traités qui jalonnent la construction de l’Europe néolibérale.

A quelques jours des résultats
des deux scrutins, quelle signification politique prend le NON au Traité constitutionnel européen en France et en Hollande?

C’est une grave crise européenne que les votes français, et maintenant hollandais, ouvrent ou font apparaître au grand jour. C’est une crise de légitimité et elle a permis, pour la première fois depuis une, voire deux décennies, que le vote fasse nettement apparaître un conflit de classes: majorité des salariés/chômeurs, femmes et hommes pour le «non», majorité des «élites»pour le «oui». Et, bien sûr, les représentations politiques et syndicales du «vieux mouvement ouvrier» sont majoritairement du côté des «élites»… mais elles sont aussi largement «nationales», empêtrées dans le cadre «national-étatique», que justement la Constitution visait à subrodonner – et qui est déjà soumis de facto par les traités précédents, la «Constitution» visant seulement à le rendre plus «gouvernable» et plus «légitime».

Cette crise de légitimité des institutions européennes se double d’une crise de légitimité des gouvernements nationaux. Elle a pour source la remise en cause – brutale depuis le Traité de Maastricht, encore plus depuis l’adoption de la «stratégie de Lisbonne» – du «pacte social» qui a été le fondement de la légitimation des Etats bourgeois dans le cadre de la «guerre froide». Avec l’implosion de l’URSS, la «mondialisation» et l’exacerbation de la concurrence inter-impérialiste sur un marché mondial «ouvert», c’est une attaque brutale contre les acquis sociaux qui a été lancée dans toute l’Europe, en premier lieu dans l’ex-glacis soviétique. Ici, la domination bureaucratique, devenue illégitime, à mesure qu’elle tendait à devenir un frein absolu au développement des forces productives, a perdu toute légitimité et s’est effondrée, laissant la place à une restauration brutale du capitalisme. Mais ces attaques ont miné la légitimité du capitalisme européen et de ses institutions étatiques et supra-étatiques.

Les bourgeoisies européennes disposent-elles d’un «plan B»?

La bourgeoisie européenne va poursuivre ses attaques. Son appareil européen supranational est illégitime et n’aura pas été «constitu黅 mais il existe et sa construction va se poursuivre. C’est déjà là que se prennent, en majorité, les principales décisions, et «le plan B», c’est de faire la même chose sans la Constitution, s’ils ne parviennent pas à la faire passer quand même… Cette continuation ne se fera pas sans aggravation des tensions entre les appareils nationaux (les premières accroches sur le budget européen 2007-2013 en sont le symptôme) – soumis aux pressions sociales contradictoires – minant encore plus la légitimité de «leur Europe» en dévoilant leur incapacité à la «gouverner».

La résistance populaire est-elle possible à l’échelle nationale sans commencer à articuler une réponse d’ensemble à l’échelle européenne?

Comment s’opposer efficacement à cette continuation et, à la fois, chercher à ce que l’essentiel du camp du NON, cette «classe ouvrière en négatif», se constitue en classe pleinement consciente de ses intérêts, autour d’un projet de société? C’est cela l’enjeu aujourd’hui et – malheureusement – les appareils politiques traditionnels, même ceux qui ont cette fois-ci fait «le bon choix» et ont été «en concordance» avec les sentiments des travailleurs-euses (PCF, minorités diverses du PS français, SP-Parti socialiste aux Pays Bas) n’ont pas encore saisi que le processus engagé dépasse de très loin les prochains enjeux électoraux nationaux. En France, notamment, Buffet, Mélenchon, Filoche et Fabius, chacun avec sa musique propre, espèrent «gagner les élections en 2007». Pour cela, vu le système électoral français, ils voudraient «unifier toute la gauche», c’est-à-dire les appareils, et… «gouverner la France», en rompant de manière plus ou moins claire «avec le néolibéralisme». Or, sans incursions profondes dans la propriété privée, quels que soient les «programmes» de tel ou tel gouvernement d’Union de la gauche, de meilleure gestion capitaliste, ou de réformes respectables etc., ils finiront comme Mitterrand en 1983, en s’alignant sur les exigences du capital.

La crise de la social-démocratie franchit une nouvelle étape.
Penses-tu qu’elle libère de nouveaux
espaces sur sa gauche?

La «crise de la représentation» touche l’ensemble des appareils politiques – même ceux qui cette fois-ci ont penché du bon côté. Il n’y a plus de «confiance», plus d’«identification» disponibles chez les travailleurs, qui, depuis 20 ans, pensent avoir «tout essayé».

La social-démocratie est particulièrement atteinte aujourd’hui par cette crise. Sa politique gestionnaire de démantèlement de «l’Etat social» (dont elle se voulait «la garante»!), l’intégration de ses appareils au sein des institutions bourgeoises et l’adaptation de son personnel dirigeant à ces institutions a encore aiguisé ses contradictions et amoindri sa base populaire. Non seulement, ses bases sociales (militant-e-s, liens syndicaux) sont affaiblies, mais même sa base électorale commence à perdre tout sentiment d’identification. Les partis sociaux-démocrates subissent les premières pressions internes aspirant à une «néo-social-démocratie», pouvant produire en leur sein des scissions. Tout cela paralyse largement les capacités de manœuvre de leurs directions et les conduit à libérer un terrain politique sur leur gauche. Il est possible que ce phénomène – d’abord observé chez les partis gouvernants – se prolonge également au sein des partis «oppositionnels»: l’engagement de la social-démocratie européenne dans la campagne en faveur du TCE pourrait constituer le premier moment d’une nouvelle crise (cf. l’important recul dans les sondages du Parti travailliste néerlandais, pourtant dans l’opposition).

Mais cette crise de représentation, de manque de confiance dans les «partis», est aussi un frein important pour la réussite de toutes les «recompositions» (comprises comme fondées sur les morceaux du «vieux mouvement ouvrier»). Elle limite l’espace des «forces nouvelles» et conduit à une disponibilité plus grande pour le militantisme non-partisan. Nous devons en tenir compte dans nos projets et comprendre que la construction d’une «force nouvelle» sera largement dépendante de notre capacité à faire vivre ces collectifs unitaires et à les tourner vers l’action de masse et non vers un débat focalisé par les prochaines élections nationales.

Avec les deux NON français et hollandais, n’assiste-t-on pas à l’émergence d’une conscience européenne parmi les travailleurs-euses?

A force de se le faire répéter et d’expérimenter le marché mondial, les délocalisations, etc., les travailleurs-euses les plus actifs socialement et politiquement saisissent qu’il n’y a pas de «solution nationale». Ils ne savent pas exactement laquelle, mais ils aspirent à «une autre Europe». Cette «identification européenne» va marquer tous les processus de (re)constitution de la classe salariée autour d’un projet de société. Il suffit de voir l’effet des deux «non» sur l’évolution des sondages au Luxembourg – le «non» pourrait peut-être l’emporter le 10 juillet, ce qui était impensable avant le 29 mai. Nous devons donc envisager à la fois le processus de prise de conscience de la classe ouvrière et celui de la constitution d’une «nouvelle force», d’emblée à l’échelle européenne.

On entend de plus en plus parler de la nécessité d’un processus constitutionnel européen par en bas. Peux-tu expliquer cette idée?

Une expérience a marqué: le succès des Forums sociaux. C’était pourtant une idée très osée: faire un événement à contre-pied du think tank mondial de la bourgeoisie et des ses représentants avec, au début, des forces des plus réduites… Ce succès indique qu’il y a une disponibilité croissante pour des initiatives supranationales.

J’espère qu’il est possible de commencer à réaliser aujourd’hui le projet d’un «processus constitutionnel européen par en bas». A mon avis, cela pourrait prendre la forme d’un appel (du camp du «non», des forums sociaux, des syndicalistes, des individus… selon les possibilités dans chaque Etat) pour l’établissement dans les quartiers (et peut-être, durant les grèves, dans les entreprises), les villages, les villes, régions, pays et finalement à l’échelle de l’Union, de «cahiers de doléances» (à la manière de 1789), en vue de former enfin une «constituante européenne des peuples» qui travaillerait sur un projet (ou des projets alternatifs) de Constitution européenne. Bref, chercher à emprunter la voie de l’auto-organisation pour une «Europe démocratique et sociale» en vue d’«Etats généraux» représentatifs d’une réflexion à la base. Les débats partant de l’idée de «préservation du bureau de poste», de «défense de l’hôpital public», de «défense de l’emploi» (ou de toute autre aspiration immédiate) peuvent, à conditions qu’ils soient fécondés par un projet politique d’ensemble, déboucher très vite sur la question de la mise en cause de la propriété privée…

Un tel processus pourrait peut-être sortir du cadre d’une minorité militante (comme ce fut le cas, partiellement au moins, des Forums sociaux). En France, autour du refus de la liquidation des bureaux de poste, une telle politisation a déjà commencé, surtout hors des grandes villes, là où l’atomisation de la société est moins forte (le succès du «non» doit beaucoup à cette rémobilisation «citoyenne»). Elle pourrait se développer dans d’autres pays, si des référendums continuent et que, là où le traité a été ratifié au sommet, des mouvements exigeant que ce soit «le peuple» ou «la société» qui se prononce se développent – l’appel du POS belge pour un référendum est très juste de ce point de vue; une occasion se présente aussi avec le Forum social allemand de juillet… Nous devons donc mener campagne pour le référendum, là où il n’est pas prévu (et là où il a été annulé); mener la campagne pour le «non» et pour «une autre Europe», là où des référendums sont prévus, en les «européanisant» d’emblée (nous devons garantir la présence dans ces campagnes des représentants d’autres pays européens); populariser et, si possible, commencer à organiser des collectifs larges de quartier autour de l’idée «quelle Europe répond à nos aspirations» et de celle du «processus constituant européen par en bas», tout en engageant ces collectifs dans les luttes sociales et politiques dans chaque pays.

Une rencontre européenne «pour une autre Europe», centrée sur les premiers débats autour des deux questions: 1. comment réaliser un «processus constituant européen par en bas» et 2. «quelles aspirations doit satisfaire cette autre Europe» peut constituer un levier utile pour lancer un tel processus. Il faut aussi populariser l’idée de «grèves européennes» contre le démantèlement des services publics et pour des services publics européens, par exemple pour «un service public postal européen», «pour un service public des télécommunications européen», «pour un service public des transports ferroviaires européen», etc.

Bien sûr, réaliser un tel rêve exige un volontarisme européen pour que celles et ceux qui sont en avance aident les autres…

En deux mots, quels sont
les dangers, selon toi, d’une obnubilation par le terrain national?

Suite à l’échec des «vieux partis ouvriers» empêtrés dans l’électoralisme «national», un nouveau mouvement, dans un premier temps unitaire et non partidaire, pourrait se constituer dans un tel cadre, d’emblée européen… Des «disponibilités» pour ré-imaginer collectivement et d’en bas un projet de société commencent à exister… L’apparition d’un tel mouvement constituerait sans nulle doute le tremplin pour une «nouvelle force politique», mais, en attendant, c’est la pluralité des forces radicales au sein d’un tel mouvement, se construisant patiemment, qui est à l’ordre du jour.

Au contraire, toute obnubilation par les «alliances» avec pour horizon les prochaines élections nationales est vouée à l’échec. Et, ce qui est plus grave encore, cet échec (plus rapide en cas de faillite d’un gouvernement néo-Union de la Gauche qu’en cas de victoire de la droite néolibérale, qui pourrait laisser espérer que «la prochaine fois…»), laissera une place disponible pour l’extrême droite populiste, pour les «sauveurs suprêmes» autoproclamés, car la déception sera forte: «on a gagné et… on a tout perdu!» L’enjeu est donc de taille…

Entretien réalisé par Jean BATOU