Loi anti-manifs: que faire?

Loi anti-manifs: que faire?

Le projet de loi 9126 («anti-manifs») est à l’ordre du jour du Grand Conseil. Si la droite vote l’urgence, il pourrait être adopté les 23-24 juin prochains. Sinon, il ne sera soumis au Grand Conseil que cet automne. S’il était voté en urgence, la question du référendum serait aussi… urgente!

Le comité du Forum social lémanique appelle à s’opposer avec la plus grande fermeté à ce projet de loi, même si certains de ses aspects les plus outranciers et impraticables (assurance responsabilité civile, subordination du service d’ordre à la police) ont été abandonnés en commission. En effet, il est exclusivement orienté dans une perspective sécuritaire, n’affirmant nulle part le droit fondamental des gens d’exprimer leurs opinions sur le domaine public.

Une accumulation d’articles, d’apparence parfois anodine, légaliseraient de nouvelles pratiques inacceptables de la police et conféreraient au Département de Justice et Police des pouvoirs nouveaux et arbitraires au détriment des droits démocratiques. Le droit de manifester étant fondamental, les manifestations devraient être, par principe, autorisées, sous réserve d’interdiction, dans des conditions exceptionnelles. Ce projet va en sens contraire: les manifestations seraient de facto interdites, sous réserve d’autorisation.

Nos droits menacés

Le droit inaliénable de manifester (sauf situation exceptionnelle) est transformé en une «sollicitation», soumise à une panoplie de conditions et de limitations, et à l’arbitraire du Département de Justice et Police. Cette loi donnerait à l’Etat les moyens de réprimer les résistances grandissantes au projet néolibéral. Comme le dit le rapport de minorité de la commission judiciaire: «Le droit de manifester n’est évidemment pas innocemment pris pour cible. Fondant nombre de libertés individuelles, il est le premier à subir l’assaut des auteurs de ce projet. (…) Doit-on d’ailleurs rappeler, que des manifestations considérées comme illégales sont à l’origine de conquêtes sociales les plus incontestables, à commencer par le droit de vote ou le droit de grève, sans compter l’assurance vieillesse, les congés payés, ou finalement et très récemment l’assurance maternité.»

Les manifestant-e-s seraient ainsi criminalisables à l’avance et a posteriori, ce qui viole la présomption d’innocence et épargne à la police la nécessité de se baser sur des faits avérés.

Une demande d’autorisation pourrait être refusée par le Département sous les prétextes suivants:

  • «Le thème de la manifestation sollicitée pourrait faire courir [des dangers] à l’ordre public». Rarissimes par le passé, de telles interdictions n’étaient prononcées que par le Conseil d’Etat.
  • D’autres «intérêts publics et privés» — respect des horaires des transports publics, chiffre d’affaires des commerces du centre ville — auraient la priorité sur le droit de manifester. A Genève il y a quelques années, on a ainsi tenté d’interdire une manifestation de femmes, le 8 Mars, pour ne pas gêner la circulation pendant le Salon de l’auto… Mais la base légale manquait… L’espace public n’est pourtant pas une marchandise, mais notre espace commun!
  • Le délai, fixé par le règlement (un mois, selon les auteurs du projet), ne serait pas respecté. Il deviendrait ainsi impossible de réagir en temps utile: une grande partie des manifestations de solidarité n’auraient plus de sens.
  • La demande ne remplirait pas les «exigences» fixées par le règlement (déterminé par la suite, sans contrôle parlementaire).

C’est la police qui fixerait «le lieu ou itinéraire de la manifestation, ainsi que la date et l’heure du début et de fin…». De surcroît, elle pourrait retirer l’autorisation ou modifier le lieu, itinéraire, etc, au dernier moment. Enfin, la tolérance envers les manifestations non autorisées ne troublant pas l’ordre public, une pratique qui a fait ses preuves à Genève depuis des décennies, serait condamnée, puisque la police serait appelée à disperser «les manifestations non autorisées ou ne respectant pas les conditions d’autorisation»1. L’avis de droit commandé par la Ligue Suisse des Droits de l’Homme considère cette disposition comme anticonstitutionnelle. On ne peut pas disperser une manifestation pour le non respect de conditions administratives! Le seul motif de dispersion consiste dans une menace grave et concrète pour l’ordre public.

Criminalisation des manifestant-e- s

Les manifestant.e.s sont criminalisés par avance puisque, sous le titre abusif de «flagrant délit», on permet leur arrestation si la police considère qu’ils/elles «s’apprêtent à commettre un délit»! (Une autre modification de la loi pénale genevoise rendrait punissables «ceux qui auront pris des dispositions… ou des mesures qui indiquent (!) qu’ils s’apprêtaient à commettre [un délit]»). Cela légaliserait les détentions «préventives» en masse, déjà expérimentées en Suisse Alémanique, notamment lors des dernières manifestations contre le WEF, pourtant parfaitement pacifiques. Une journée en cage, pour apprendre aux citoyen-nés à ne pas s’exprimer!

Le fichage, notamment les vidéos, photos et identification des manifestant-e-s, serait généralisé. Difficile de croire que ces documents seraient détruits au bout de trois mois, quand un syndicaliste inculpé vient de recevoir, par erreur, ses fiches portant sur des décennies d’activité. Pourtant, le chef du Département de Justice et Police avait affirmé qu’elles avaient été toutes détruites après le scandale des fiches il y a 15 ans!

Tout ceci est d’autant plus choquant, que les autorités refusent de faire porter aux policiers un numéro d’identification, seule mesure qui permettrait de déposer plainte efficacement en cas d’abus. En effet, les plaintes contre les policiers sont systématiquement classées, au motif que les auteurs des violences ne peuvent pas être identifiés. C’est la police, et non les manifestant-e-s, qui a provoqué toutes les blessures graves dans les manifestations récentes en Suisse! Sans parler de la multiplication de «bavures» quotidiennes, anti-jeunes, racistes, etc.

Mais il y a pire: les photographies de «personnes soupçonnées» d’avoir «participé» à un délit pourraient être affichées sur internet, violant ainsi leur sphère privée et la présomption d’innocence. Nous avons éprouvé déjà les conséquences inacceptables de cette pratique après le G8: des personnes parfaitement innocentes embastillées pendant des jours sur la base d’une ressemblance; d’autres condamnées pour le simple fait d’être sur les lieux, au moment où la police décide qu’il y a «émeute», une autre condamnée à deux mois pour avoir «crié des slogans hostiles à la police»!

En bref, cette loi donnerait carte blanche à des restrictions arbitraires du droit de manifester et à une répression indiscriminée et aveugle. Elle légaliserait les pratiques développées après le G8: interdictions de manifestations pacifiques et inculpations d’innocent-e-s ou de jeunes pour des peccadilles.

Quel est donc l’évènement qui pousserait le Grand Conseil genevois à accepter une telle restriction des droits populaires? Il s’agit, évidemment, des destructions massives et indiscriminées du samedi 31 mai 2003, le soir avant la grande manifestation contre le G8. Mais ce jour-là, il n’y a eu précisément aucune manifestation! Il n’y avait pas non plus de police dans tout le centre ville… Plus exactement, il y en avait quelques dizaines (sur les milliers à disposition!), qui ont reçu l’ordre de ne pas intervenir. Le rapport officiel de la commission extra-parlementaire dit d’ailleurs clairement que le police n’a pas rempli sa mission ce soir-là.

Il est donc absurde et abusif de proposer une telle restriction des droits de tous/toutes en prétextant un événement isolé, d’autant plus que, comme l’a dit le chef de la police Urs Rechsteiner, lors de son audition, «une base légale n’évitera pas la survenance d’événements tels que ceux qui se sont produits en 1998 ou 2003». Les «casseurs» (qui selon le rapport de minorité «se contre-fichent des lois» et ne demandent jamais d’autorisations!) ne sont manifestement qu’un prétexte.

D’après la prise de position
du Comité du Forum Social Lémanique

  1. On entend par manifestation toute «réunion sur le domaine public visant à exprimer une opinion ou une revendication». A cinq sur le trottoir, sans autorisation, on commettrait déjà un délit (le cas s’est déjà présenté!). Par contre, des hooligans ne seraient pas visés, puisqu’ils n’expriment pas d’opinions!