Jean-Paul II: le retour en arrière

Jean-Paul II: le retour en arrière

Le 3 avril 2004, après 27 ans de règne, Karol Wojtyla (devenu pape sous le nom de Jean-Paul II) est retourné à l’éternelle matière. Depuis, les chaînes TV ressemblent à de véritables sacristies… ad nauseam.

La presse s’enflamme pour un souverain pontife «socialement progressiste» et pacifiste, bien que conservateur sur les mœurs et la doctrine. On notera une comparaison intéressante et révélatrice, qui rapproche Wojtyla de son lointain prédécesseur Hildebrand (alias Grégoire VII) (Le Temps, 4 avril 2005). Pape de la fin du XIe siècle, il voyait dans la papauté l’héritière des empereurs de la Rome antique.Pour documenter les aspects les plus marquants du pontificat de Jean-Paul II, nous reproduisons ici le point de vue d’un théologien argentin, Rubén Dri (réd)

Karol Wojtyla a été élu pape en 1978, après l’assassinat de Jean-Paul Ier, qui ne régna qu’un mois. Le pape défunt, honnête homme qui n’adhérait pas à la théologie de la libération, désirait assainir les finances du Vatican et purger la Curie romaine.

Le nouveau pape mit en oeuvre un ambitieux projet de pouvoir politico-religieux, pour enrayer le processus ouvert dans l’Eglise depuis le concile Vatican II 1.

Il fallait contrôler les secteurs populaires du Tiers Monde, où l’Eglise se rapprochait des mouvements sociaux. La répression frappa le cardinal Arns, de Saõ Paulo, qui avait reçu les «Mères de la Place de Mai», boycottées par la hiérarchie épiscopale argentine. Il gérait un très grand diocèse, où les communautés de base menaient un travail créatif. Jean-Paul II réduisit son territoire en créant d’autres évêchés.

Au Mexique, Mgr Mendez Arceo (évêque de Cuernavaca) fut soumis à un strict contrôle. A l’âge de 75 ans, il présenta sa démission, qui fut immédiatement acceptée. Selon une norme instaurée par Vatican II, les évêques âgés de 75 ans doivent démissionner, et le Vatican peut accepter ou refuser leur démission. Celles d’évêques engagés sont acceptées immédiatement. Pour les évêques de droite, ce délai peut atteindre plusieurs années.

Le projet papal a reposé sur une organisation mafieuse, l’Opus Dei 2. Les jésuites furent mis à l’écart, en raison de leurs «déviations», surtout dans le Tiers Monde (ils acceptaient la théologie de la libération). L’Opus Dei reçut le statut de «prélature personnelle», sous la dépendance du pape, qui fit canoniser très vite son fondateur, Escriva de Balaguer.

Le pape voulut élargir l’impact de l’Eglise grâce à des rassemblements liturgiques de masse. Ce processus aboutit à une Eglise puissante et populiste (…). «Populiste» s’oppose à «populaire», à la recherche d’un appui réel du peuple, en fonction de ses revendications et avec sa participation. Le populisme utilise d’en haut et démagogiquement les besoins du peuple. (…)

Enfin, le pouvoir de l’Eglise servit à détruire le «communisme», c’est-à-dire l’ex-Union Soviétique. Le pape s’allia au néo-libéralisme de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan. La base de cette alliance se trouve dans l’encyclique «Centesimus annus», qui célèbre la défaite du marxisme et légitime l’économie de marché ou «bon capitalisme», comme solution dans le Tiers Monde. Elle aborde ainsi trois thématiques.

1. Propriété privée, terre, travail et capital

L’encyclique affirme «le caractère naturel du droit à la propriété privée» comme condition «fondamentale de l’autonomie et du développement pour toute personne». Alors, comment rendre effectif ce droit? «Par le travail», car «de cette manière l’homme s’approprie une partie de la terre, celle qu’il a conquise par son travail: c’est là l’origine de la propriété privée».

Evidemment, ceux qui ne jouissent pas de la propriété privée ne l’ont pas acquise par leur travail. Mais parler aujourd’hui de l’appropriation individuelle de la terre est un anachronisme. Le pape ajoute donc: «En d’autres temps, le facteur décisif de la production était la terre et ensuite ce fut le capital, compris pour ensemble massif de machinerie et de biens instrumentaux».

Passage de la terre au capital comme s’il s’agissait de choses, d’objets, non de créations historiques. Ce concept fonctionnaliste du capital met sur le même pied la pierre du chasseur primitif et la banque internationale. Comme le souligne Marx, le travail salarié est délié du concept de la marchandise (qui ne se serait donc développé que dans les conditions extrêmes des débuts du capitalisme).

Qui veut faire taire
Leonardo Boff?

Le théologien franciscain Leonardo Boff, l’un des principaux porte-parole de la «théologie de la libération» fut traduit en 1985 devant la «Congrégation pour la doctrine de la foi» (l’ex-Inquisition, dirigée par le cardinal Ratzinger) et condamné à un an de silence (il n’avait plus l’autorisation de publier des ouvrages ou d’enseigner). Ce délai passé, il reprit son activité, mais fut à nouveau convoqué à Rome.

En juin 1992, il quitta le sacerdoce. Voici sa déclaration: « La forme actuelle d’organisation de l’Eglise crée et reproduit davantage d’inégalités. J’ai reçu fréquemment des lettres, des admonestations, des punitions dans mon activité de théologien. J’ai tout accepté et je me suis soumis à tout. Mais le cercle s’est encore rétréci. La sensation que je ressens aujourd’hui est celle d’être devant un mur. Je ne peux pas avancer. Reculer serait pour moi sacrifier ma propre dignité.»

(source: Roger Tréfeu, «Un pape au double visage», Politis, 7 avril 2005)

2. Dette extérieure

Le problème de la dette externe est devenu crucial dans les années 1990. L’encyclique, qui ne peut en faire abstraction, estime que «le principe selon lequel les dettes doivent être payées est certainement juste».

L’encyclique ne conteste ni la manière dont cette dette a été contractée, ni sa légitimité. Elle ne se réfère pas à la tradition prophétique, qui nie la dette comme telle: selon cette tradition, la valeur fondamentale qui devrait régir la société était le «don», le fait de donner et de partager auquel se référait Jésus de Nazareth dans sa prière: «Pardonne-nous nos dettes comme nous pardonnons à nos débiteurs»3. Sous le pontificat de Jean-Paul II, le mot «dettes» a été opportunément rayé et remplacé par «offenses». Les dettes citées par Jésus sont les dettes réelles, contractées par les paysans qui perdaient d’abord leur propriété, ensuite leurs enfants, avant d’être finalement réduits en esclavage.

L’encyclique dit suavement que «l’on ne peut prétendre que les dettes contractées soient payées avec des sacrifices insupportables». Pur formalisme: le paiement implique les «sacrifices insupportables».

3. «Bon capitalisme»

Résumons la solution papale pour le Tiers Monde: «Après l’échec du communisme», le capitalisme «peut-il être le modèle nécessaire à proposer aux pays du Tiers Monde»?«Si, par capitalisme, on entend un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qui en découle pour les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur de l’économie, la réponse est certainement positive, bien qu’il soit peut-être plus approprié de parler d’économie d’entreprise, d’économie de marché ou simplement d’économie libre».

Le texte poursuit: «Tant au niveau des nations que des relations internationales, le libre marché semble être l’instrument le plus efficace pour créer les ressources et répondre efficacement aux besoins». Il date de 1991, lorsque le néo-libéralisme fut imposé au Tiers Monde: l’économie argentine fut ruinée par la solution du pape polonais.

Mais nous savons que, dans nos pays, le capitalisme engendre le chômage, les salaires de misère, la faim, l’analphabétisme, la dénutrition. Logiquement, on rêve de changer une société si injuste. L’encyclique prévient contre cette tentation, car «l’homme créé pour la liberté porte au fond de lui-même la blessure du péché originel qui le pousse continuellement vers le mal et fait qu’il a besoin de la rédemption». Il faut donc s’écarter de quiconque «croit, de manière illusoire, que l’on peut construire le paradis en ce monde».

Après la chute du communisme, le thème des pauvres: l’Eglise, qui ne craint plus la concurrence du communisme, défend les pauvres. Jean-Paul II s’efforce donc de critiquer les aspects les plus cruels du néo-libéralisme.

Contre toute pensée indépendante

Son pontificat fut celui d’une personne très active, intelligente, charismatique. Durant son long règne, il a publié de nombreux documents sur des thèmes d’importance mondiale. Certains de ces documents permettent de mieux connaître sa pensée et son action.

En 1990, la «Congrégation pour la doctrine de la foi», présidée par Josef Ratzinger, a fait paraître une instruction sur la vocation ecclésiale du théologien.

Une première partie, «La vérité de Dieu à son peuple», traite de la vérité, thème central chez Jean-Paul II. A propos de la liberté, elle affirme que la liberté est subordonnée à la vérité. Celle-ci, pour sa part, a été révélée par Dieu et c’est l’Eglise qui connaît cette révélation.

La seconde partie se réfère à «la vocation du théologien» et affirme qu’il doit être «sous l’autorité du magistère de l’Eglise». Le théologien peut mener ses recherches, à condition de rester toujours soumis au magistère de l’Eglise.

La quatrième partie, «Magistère et théologie», affirme: «On ne peut invoquer les droits humains pour s’opposer aux interventions du Magistère. Un tel comportement méconnaît la nature et la mission de l’Eglise, qui a reçu de son Seigneur la tâche d’annoncer à tous les hommes la vérité du salut et la réalise en cheminant sur les traces du Christ». Face aux théologiens qui invoquent les droits humains et la liberté pour défendre leur opinion, l’instruction dit: «La liberté de l’acte de foi ne justifie pas le droit à la dissidence. Celle-ci, c’est-à-dire la liberté de l’acte de foi, ne signifie en réalité d’aucune manière la liberté par rapport à la vérité». Il n’existe pas de liberté par rapport à la vérité, mais «la libre autodétermination de la personne en conformité avec son obligation morale d’accueillir la vérité».

En 1995, l’encyclique «Evangelium Vitae» condamne l’avortement, l’euthanasie et les méthodes contraceptives. Elle établit théologiquement que l’élément fondamental n’est pas la vie terrestre, car il s’agit d’une avant-dernière réalité. Fondamentalement, la réalité ultime est la réalité céleste, qui surpasse la réalité terrestre.

Rubén DRI*

* Professeur à la Faculté des sciences sociales, Université de Buenos Aires. La totalité de ce texte, traduit par Hans-Peter Renk, est disponible sur notre site: www.solidarites.ch.

  1. L’auteur cite la répression contre les Eglises de France et des Pays-Bas, des théologiens (Hans Küng, Leonardo Boff) ou des instituts religieux.
  2. Durant 20 ans, le père Albert Longchamp (rédacteur de la revue «Choisir») avait l’interdiction d’écrire sur l’Opus Dei (fournisseur de ministres au dictateur Franco).
  3. Ce paragraphe du «Notre Père» est expliqué par un auteur laïque. Cf. Alain Joxe. L’Empire du chaos: les Républiques face à la domination américaine dans l’après-guerre froide, Paris, La Découverte, 2002.

Références complémentaires:

  • Fernando Cardenal, «Lettre à mes amis» (décembre 1984). Nicaragua Aujourd’hui, no 11 (janvier 1985). Ministre de l’Education (1984-1990) au Nicaragua, Fernando Cardenal explique son adhésion au FSLN et les pressions exercées contre le prêtres sympathisants de la révolution sandiniste par le pape et la curie romaine (texte disponible auprès de Hans-Peter Renk: hp.renk@bluewin.ch.
  • Michael Löwy, Marxisme et théologie de la libération. Montreuil, Institut international de recherches et de formation, 1988; La guerre des dieux: religion et politique en Amérique latine, Paris, Ed. du Félin, 1998.
  • Golias: l’empêcheur de croire en rond. Revue bimestrielle. B.P. 3045 F-69605 Villeurbanne Cedex (site Internet: www.golias.ouvaton.org). Revue catholique progressiste, critique les institutions et les positions théologiques du Vatican.
  • Articles de Michel Lequenne, in: «Critique communiste» (LCR): «De la théologie à l’histoire» (172/2004; 173/2004), «Giordano Bruno face à l’Inquisition» (173), «De la théologie à la fiction: Da Vinci Code» (174/2004).
  • Articles de «El Pais extra» (3 avril 2005): Juan Arias, «Guerra abierta a la ‘teología de la liberación’»; Juan José Tamayo Acosta, «Juan Pablo II y el Opus Dei»; Enrique Miret Magdalena, «Signo de contradicción»; Vicente Verdù, «El Papa del éxito».