Bloc de Gauche portugais: mobilisations et action parlementaire

Bloc de Gauche portugais: mobilisations et action parlementaire

Razmig Keucheyan a demandé, pour solidaritéS, à Francisco Louça, l’un des principaux animateurs du Bloc de Gauche portugais, récemment réélu au Parlement national pour Lisbonne, de commenter les récents succès électoraux du Bloc et de revenir sur l’expérience de construction originale de ce parti de la gauche anticapitaliste européenne. Rappelons que le Bloc est issu de la convergence-fusion de trois formations de la gauche radicale: l’UDP (d’origine maoïste), le PSR (trotskyste) et Politica XXI (une scission de gauche du Parti Communiste).

Comment le Bloc de Gauche a-t-il fait pour éviter que le «vote utile» pour la gauche modérée qui – comme en France récemment – est souvent massif après les périodes de Gouvernement de droite, ne joue en sa défaveur?

L’appel au «vote utile» est toujours très fort dans le contexte d’élections bipolarisées, mais il dépend aussi de l’impact du système électoral sur la conscience sociale. Le «vote utile» correspond à la tentative d’imposer une logique de gouvernement, cà-dire de présenter les partis d’alternance comme unique alternative politique. Pourtant, leurs orientations politiques sont de plus en plus similaires, étant donné le cadre dominant du Pacte de stabilité et de croissance, avec toutes ses conséquences budgétaires et fiscales.

Le Bloc a fait face à cet appel au «vote utile» en ayant recours à deux atouts fondamentaux. En premier lieu, l’expérience concrète de l’utilité d’un groupe parlementaire qui mène une bataille très forte contre le gouvernement de droite et démontre ainsi sa capacité de représenter les mouvements et les luttes sociales. Cette attitude de confrontation, très respectée au sein de la gauche sociale, a créé une grande confiance envers le Bloc: la confiance se gagne dans les luttes de masses, quand elle est soumise à des tests politiques durs, que seuls les politiciens de pouvoir ne sont pas capables de comprendre.

Notre second argument a reposé sur la présentation d’alternatives politiques contradictoires avec celles du PS, qui ont placé les électeurs de gauche devant la possibilité de choisir entre des politiques distinctes, en particulier devant les réponses claires du Bloc sur les choix fondamentaux du Gouvernement.

Les «Dix priorités pour les cent premiers jours» que vous avez mises en avant ont-elles eu un rôle dans votre capacité à mobiliser votre électorat et au-delà?

Oui, la présentation de priorités très claires a permis de concentrer la campagne électorale sur des réponses précises et de les confronter à celles des autres partis, par exemple la question de l’emploi, de la qualification et de la formation professionnelles. Nous avons aussi fait une série de propositions concrètes: révision du Pacte de stabilité, reconstruction du Service national de santé, légalisation de l’avortement, légalisation des immigrant-e-s, mesures contre la concentration des médias, réforme de la justice, etc.

Durant les 40 jours de campagne, ces questions ont pu être présentées et discutées en détail. Plus de 300 dirigeants syndicaux nationaux, membres de Commissions de travailleurs-euses, ont souscrit à nos propositions, indiquant le début d’un changement des rapports de force au sein du mouvement ouvrier.

La majorité des adhérents du Bloc ne sont pas membres des trois courants qui sont à l’origine de sa création. Le PSR (4e Internationale) a par ailleurs annoncé, lors de son dernier Congrès, sa décision de se transformer en «association politique». Le Bloc est-il en passe de devenir une organisation à part entière? Les tendances politiques présentes au départ ont-elles aujourd’hui une existence autonome perceptible?

Le Bloc est un mouvement qui a la forme d’un parti politique. Dans la mesure où il est un parti stratégique, que nous considérons comme une forme durable pour conquérir le leadership au sein de la gauche et des mouvements sociaux au Portugal, cela n’aurait pas de sens que les forces et les courants qui le constituent se présentent aux élections ou se disputent l’espace public que le Bloc occupe. Ceci dit, la loi prévoit que les partis ne sont reconnus légalement que dans la mesure où ils participent à des élections. Pour ces deux raisons, stratégique et légale, les courants qui forment le Bloc ont cessé d’être des partis au regard de la loi et se définissent comme des associations politiques, qui maintiennent leur identité propre, leurs journaux et revues, ainsi que leur activité organisationnelle.

Quelle est l’importance de la présence au Parlement dans la construction d’une alternative anticapitaliste à l’heure actuelle? L’activité parlementaire n’est-elle qu’un appui pour le mouvement social, ou est-elle en mesure de susciter des changements politiques et sociaux profonds?

L’activité parlementaire est en premier lieu une tribune pour la confrontation des grands choix que doit faire la société, ainsi qu’un terrain de débat permanent qui accompagne l’évolution de cette société. Evidemment, elle ne permet pas, en tant que telle, de produire les grandes ruptures nécessaires à l’exploration d’une civilisation nouvelle, mais elle contribue puissamment à la transformation des rapports de force.

En effet, si un parti qui dispose d’une influence de masse entend jouer un rôle de leadership pour la société dans son ensemble, il doit nécessairement avoir une présence parlementaire et celle-ci doit être un instrument de clarification politique. Naturellement, si elle présente des propositions concrètes, par exemple sur le système d’assurances sociales ou sur les services publics, une force de gauche doit pouvoir gagner une majorité en faveur de ses propositions pour qu’elles soient appliquées. Seule l’expérience sociale peut créer une base pour une transformation révolutionnaire.

Quelle sera votre attitude face à la nouvelle majorité socialiste? Y aura-t-il des accords avec elle, et si oui de quelle nature?

Le Bloc sera une opposition au nouveau Gouvernement, dans ce sens qu’il défendra les propositions qu’il a présentées au cours de sa campagne.

N’y a-t-il pas un risque que les énergies militantes soient dorénavant de plus en plus absorbées par la politique institutionnelle, au détriment de la participation du Bloc aux mouvements sociaux? Comment l’équilibre entre ces deux types d’intervention politique s’effectue-t-il au sein de l’organisation?

Le Bloc est aujourd’hui un parti qui dispose d’une influence de masse, encore petite mais croissante. Or, une politique de masse n’est pas concevable sans intervention institutionnelle. Si les membres d’un parti ne sont pas capables d’assumer leurs responsabilités à la tête d’un syndicat, d’un Conseil municipal ou d’une bataille parlementaire, ils ne seront certainement pas capables de s’engager dans des ruptures beaucoup plus exigeantes du point de vue des mobilisations sociales et de la détermination politique. Au sein du Bloc, nous avons aussi conscience que le renforcement de l’intervention sociale est une priorité essentielle et la prochaine convention du mouvement prendra des mesures pour que cela soit possible.

Le Bloc est déjà aujourd’hui un parti bien implanté: il a des milliers d’adhérent-e-s, il dispose de la majorité dans de nombreuses commissions de travailleurs-euses des fabriques les plus importantes. Dans la principale usine du pays, le rapport de force électoral entre le Bloc et le Parti communiste portugais (PCP) est de 7 contre 1; le Bloc dépasse électoralement le PCP dans les quatre principales villes du pays (le PCP arrivait à 20% en 1974, aujourd’hui, dans l’ensemble du pays, il dépasse le Bloc de 1%). Parmi les jeunes, le Bloc est généralement le deuxième ou le troisième parti du pays. Les grandes campagnes que le Bloc a menées contre la guerre en Irak, pour la légalisation de l’avortement, ou pour l’emploi, sont l’expression de cette activité extérieure au Parlement.

L’expérience du Bloc est-elle, à ton sens, spécifiquement portugaise, ou peut-elle être exportée ailleurs? Plus généralement, penses-tu que le Bloc, du fait notamment de la diversité des sensibilités politiques qu’il abrite, puisse constituer à l’avenir un modèle organisationnel, au sens où les partis ouvriers «classiques» ont pu l’être par le passé?

Je crois que c’est une expérience profondément marquée par les circonstances du pays et par les directions politiques qui s’y sont formées. Ceci dit, dans d’autres pays, le système électoral empêche des partis influents d’atteindre des résultats parlementaires comparables à ceux du Bloc. C’est pourquoi, je ne fais pas de généralisation. Mais je suis très convaincu que les partis qui se développent à partir d’expériences limitées, marquées par le passé, et conditionnées par des différenciations idéologiques, représentent une formule beaucoup trop réduite pour disputer les majorités politiques nécessaires à la reconstruction de la gauche. Nous ne devons rien oublier de ce que nous avons appris dans la lutte contre le stalinisme et l’impérialisme, mais la force de ces leçons est tributaire de notre capacité à créer de grands partis qui polarisent des fractions décisives du mouvement ouvrier, des mobilisations pour la diversité culturelle, contre les discriminations, ou qui accroissent la dynamique émancipatrice des luttes contre le capitalisme réellement existant.

Interview réalisé par Razmig KEUCHEYAN.
Traduction de notre rédaction.