Loi contre le travail au noir, loi contre les sans-papiers

Loi contre le travail au noir, loi contre les sans-papiers

Lors de sa session de juin 2004, le Conseil national a adopté à une très grande majorité le projet de Loi fédérale contre le travail au noir. En décembre 2004, lors de sa session d’hiver, le Conseil des Etats a également approuvé ce projet de loi à une très forte majorité, après y avoir apporté un certain nombre de modifications. Que cache cette quasi-unanimité de la «classe politique»?

Cette nouvelle législation comporte quatre types de mesures. Premièrement, des allégements administratifs dans les assurances sociales visant à faciliter la procédure d’annonces dans le cadre d’activités économiques de portée limitée, tels les travaux domestiques et des activités occasionnelles ou très limitées.

Deuxièmement, l’obligation faite aux cantons de désigner des organes de contrôle compétents sur leur territoire. L’organe cantonal de contrôle aura pour compétence d’examiner le respect des obligations en matière d’annonces et d’autorisations, conformément au droit des assurances sociales, des étrangers-ères et d’imposition à la source. Les personnes chargées des contrôles pourront pénétrer dans une entreprise ou dans toute autre lieu de travail pendant les horaires de travail, exiger des renseignements nécessaires de la part des employeurs-euses et des travailleurs-euses, contrôler l’identité des salarié-e-s et contrôler les permis de séjour et de travail. Au besoin, si l’exécution des contrôles prévus l’exige, elles pourront se faire assister par la police. Ces personnes chargées des contrôles consigneront leurs constatations dans un procès-verbal transmis aux autorités compétentes qui appliqueront alors les sanctions et mesures administratives prévues.

Troisièmement, la mise en réseau des données administratives, prévoyant que l’autorité cantonale et fédérale compétente en matière d’inspection du travail, de marché du travail et d’assurance-chômage, d’emploi, de police, d’asile, de police des étrangers, d’état civil ainsi qu’en matière fiscale, collaborent activement avec ces organes de contrôle. Les autorités cantonales ou fédérales compétentes en matière d’assurance-chômage, ainsi que celles chargées de l’application des législations en matière d’assurances sociales ont en particulier l’obligation de communiquer les résultats de leurs contrôles aux autorités compétentes en matière d’asile et de droit des étrangers-ères, si la personne a perçu un revenu provenant d’une activité lucrative dépendante ou indépendante pour laquelle les contributions aux assurances sociales n’ont pas été versées et/ou s’il n’apparaît pas d’emblée que la situation de séjour de la personne concernée est conforme aux dispositions en vigueur.

Enfin, quatrièmement, le renforcement des sanctions dans le domaine du droit des étrangers-ères et des assurances sociales, ainsi que la création d’une nouvelle sanction consistant en la possibilité d’exclure des procédures d’adjudications, les entreprises ayant fait l’objet d’une condamnation définitive en raison du non-respect important ou répété de leurs obligations en matière d’annonces et d’autorisations conformément au droit des assurances sociales et au droit des étrangers-ères. Dans le cadre d’une procédure de renvoi ou d’expulsion des travailleurs-euses en situation irrégulière, les autorités signaleront aux étrangers concernés en particulier, qu’ils peuvent avoir, le cas échéant, des prétentions à l’égard de leur employeur en rapport avec l’activité lucrative non autorisée, et qu’ils ont la possibilités de désigner un mandataire pour faire valoir leurs droits.

Dans la mesure où la personne concernée a quitté le territoire suisse, en cas de violation des obligations d’annonce et d’autorisation en matière de droit des étrangers-ères, les organisations syndicales ont qualité pour agir en constatation de l’existence de prétentions qu’un-e travailleur-euse pourrait faire valoir à l’encontre de son employeur-euse. Il ne s’agit toutefois pas d’un droit d’action en paiement reconnu en faveur des organisations syndicales. Comme l’a relevé le conseiller fédéral Joseph Deiss dans le la débat aux Conseil des Etats, «la possibilité d’intervention est d’ailleurs limitée, dans la mesure où la personne concernée a déjà quitté le territoire suisse»!

Une confusion entretenue…

Travail clandestin, travail au noir, travail illégal, ces expressions sont utilisées souvent indifféremment, et largement identifiées à l’«immigration clandestine». Il est de ce point de vue tout à fait significatif que les Chambres fédérales aient renoncé à inscrire dans la loi toute définition du travail au noir. Ce refus est non seulement susceptible de rendre plus inefficace encore les contrôles, mais surtout de jeter davantage la suspicion sur les immigré-e-s. Or, il n’y a aucun lien logique entre le travail au noir, que la LTN veut combattre, et l’immigré-e clandestin. Le travail au noir est le résultat d’une politique de déréglementation, c’est un travail privé de toute règle. Cette forme d’économie souterraine s’accompagne d’une augmentation sans précédent de la flexibilisation et de la précarisation des conditions de travail. En tirent avantage, d’abord les employeurs-euses, qui versent des salaires particulièrement bas, dans les secteurs économiques concernés, tout en échappant à leurs obligations en matière d’assurances sociales.

Le travail au noir se développe dans le monde entier. Par exemple, en Europe de l’Est, en 1997, selon une étude de l’Université de Linz, l’économie «illégale» représente 32,8% du PIB, en Slovaquie 22,3% et en Hongrie 31%. Il s’agit d’estimations prudentes. Dans des pays comme la Bosnie, l’Albanie, la Macédoine ou la Roumanie, ces estimations sont très difficiles, tant la loi de la jungle domine le marché! En Suisse, le travail au noir représenterait 9,3% du produit intérieur brut (PIB), soit environ 37 milliards de francs, selon des estimations concordantes.

La travailleuse ou le travailleur au noir est un-e salarié-e privé-e de droits. Les secteurs les plus touchés sont le travail domestique, l’agriculture, l’hôtellerie et la restauration, le textile et l’habillement ainsi que le bâtiment. Le travail au noir est présent dans les petites et moyennes entreprises, sous-traitantes parfois de grandes entreprises qui prétendent, elles, avoir les mains propres. Les pouvoirs publics, comme les assurances sociales, affirment, à juste titre, que la collectivité est lésée par le manque à gagner que constitue le travail au noir, de l’autre, des économistes estiment que ce même travail au noir est un élément de souplesse dans une structure économique trop rigide.

Les organisations professionnelles crient au scandale de la concurrence déloyale contre le travail au noir, tout en étant en fait très passives, beaucoup d’entreprises ayant elles-mêmes plus ou moins des choses à cacher. Devant de telles ambiguïtés, on ne peut guère s’étonner de l’absence d’efficacité des dispositifs de lutte, préventifs et répressifs, contre le travail au noir. La réaction de Sabine von der Weid, directrice du département de politique général de la Fédération des entreprises romandes, à la récente proposition du gouvernement genevois de régulariser quelque 5.600 personnes, en très grande majorité des femmes travaillant dans l’économie domestique, illustre bien cette situation: d’accord avec cette proposition, mais pas avec le salaire minimum mensuel proposé de Frs 3400.- (Bilan, no 175, février 2005, p. 30). Si la situation du séjour des employées domestiques était régularisée, leur emploi risquerait de devenir beaucoup moins intéressant économiquement pour leur employeur-euse!

Machine de guerre contre les étrangers?

Lorsque le travail clandestin est effectué par le citoyen lambda, il est plutôt considéré comme sympathique: c’est le bon vieux système D ou bien l’esprit d’entreprise. A l’opposé, l’immigré-e ne dispose pas de la même sympathie, surtout s’il est «clandestin», grâce à l’amalgame que favorise ce mot. Or, on ne saurait prétendre lutter contre le travail au noir, c’est-à-dire contre un phénomène économique, tout en s’en prenant en fait quasi-exclusivement aux immigré-e-s non européens, c’est-à-dire à une population plus ou moins facile à repérer, à la couleur de sa peau ou à la forme de ses yeux. La lutte contre le travail au noir se transforme, dans ces conditions, en lutte contre les salarié-e-s étrangers employés au noir.

La LTN va tout à fait dans cette direction, dès lors qu’elle ne s’accompagne d’aucune mesure de régularisation collective des travailleurs et travailleuses sans-papiers. Au contraire, la transmission des données par les autorités compétentes en matière d’assurance-chômage et d’assurances sociales aux autorités compétentes en matière de droit des étrangers-ères est particulièrement inquiétante de ce point de vue. Il s’agit de favoriser la délation, qui conduit au licenciement et au renvoi des personnes concernées. Comme l’admet très ouvertement le Message du 16 janvier 2002 du Conseil fédéral concernant la loi fédérale sur le travail au noir, «pour certaines catégories de travailleurs étrangers toutefois, tels que ceux qui ne remplissent pas les conditions requises pour l’octroi d’un permis de travail (par exemple, les personnes en provenance de pays non européens qui souhaitent exercer une activité peu qualifiée), elle aura pour effet de fermer encore plus définitivement la porte à un emploi en Suisse».

La LTN est dès lors fonctionnelle à une politique migratoire discriminatoire. Elle va en fait repousser encore davantage les travailleuses et travailleurs étrangers concernés dans les tréfonds de la clandestinité. L’étranger qui sera entré, aura séjourné ou travaillé sans autorisation en Suisse risquera, selon le projet de LEtr, une peine d’emprisonnement jusqu’à une année ou une amende jusqu’à 20000 francs au plus. Avec l’entrée en vigueur de la LTN, il n’aura pas intérêt à cotiser aux assurances sociales ou à payer des impôts, risquant par là de faire l’objet d’une dénonciation. Il passera ainsi d’un segment du marché du travail «au gris» à celui du marché du travail «au noir», avec comme conséquence une exploitation accrue et sans limite de sa force de travail.

Jean-Michel DOLIVO