Un an de prison pour anti-militarisme: témoignage de Jost Steiger
Un an de prison pour anti-militarisme: témoignage de Jost Steiger
Dans les débats sur lhistoire suisse durant la Deuxième guerre mondiale, les critiques de lhistoire «officielle» se voient souvent opposer des arguments spécieux, tels que: vous ny étiez pas, on nécoute pas les témoins de lépoque Or, il existe des témoins «non-conformes» aux images dEpinal de la vulgate patriotique… Parmi eux, Jost Steiger, résidant à Zurich, un vétéran du mouvement ouvrier suisse, dont nous publions ci-dessous le témoignage. Né en Allemagne, à Ludwigshafen, le 17 avril 1917, Jost Steiger faillit mourir de faim pendant la famine qui régnait à cette époque. Ses parents quittèrent lAllemagne pour rentrer au pays, à Bâle. En 1940, il a purgé une année de prison pour avoir distribué des journaux antimilitaristes. Rappelons quà cette époque, plusieurs organisations du mouvement ouvrier la Fédération socialiste suisse (dirigée par le Genevois Léon Nicole), le Parti communiste, le MAS («Marxistische Aktion der Schweiz», 4e Internationale) et les anarchistes avaient été interdites par le Conseil fédéral.1 Après la guerre, Jost Steiger a continué de militer dans le MAS puis, de 1969 à la fin des années 80, à la Ligue marxiste révolutionnaire / Parti socialiste ouvrier. (Réd.)
Est-ce que tu te souviens des raisons qui tont amené à militer?
Cétait une période pour se politiser, avec les nazis au pouvoir en Allemagne. La guerre civile espagnole ma aussi fortement influencé. Il ne fallait pas être un politicien aguerri pour se rendre compte que lon se dirigeait vers la guerre.
Il y avait un groupement de trotskystes dirigé par Walter Nelz et Frank Weiss à Bâle. Nous éditions un bulletin: Walter Nelz a envoyé deux articles antimilitariste, je les ai publiés. Ils étaient très critiques sur larmée. Jétais sans expérience à cette époque: nous les avons distribués, et un jour, en 1940, la police était devant ma porte à 5 ou 6 heures du matin. Par malheur, javais distribué ces journaux le soir avant et jen possédais encore dans ma chambre. Ils les ont trouvés et mont immédiatement emprisonné. Je suis resté en prison neuf ou dix mois. Six ou huit personnes ont été arrêtées, mais quelques-unes ont été aussitôt libérées.
Pourquoi la police militaire ta-t-elle arrêté? Que contenaient ces articles?
Il y avait des attaques nominales contre des hauts gradés, qui étaient des «cochons». Le juge dinstruction militaire lavait dailleurs admis à demi-mot. Dailleurs, lun des officiers que nous critiquions a ensuite été écarté de larmée. On en avait attaqué un autre en termes considérés comme injurieux. Il y avait beaucoup de hauts gradés qui avaient des opinions politiques pro-nazies. Nous avions dénoncé le comportement dun officier qui se comportait de manière très dure avec ses soldats.
Lors du procès militaire, le maire du village où était stationnée la troupe est venu confirmer ce que nous avions écrit. Dans cette affaire-là, la justice militaire avait abandonné les charges qui pesaient contre nous!
Nous avions aussi traité un haut gradé d«Alkohol Turbine» (turbine à alcool). Je me souviens quau Tribunal, le procureur avait reconnu quen effet cet officier buvait trop, mais que le terme «turbine à alcool» était injurieux!
Lun dentre nous avait été condamné à tort, il ne faisait pas partie du groupe. Il a été immédiatement libéré. Jai été condamné à une année de prison pour propagande antimilitariste. Il y avait une législation spéciale pendant la guerre. Je ne men souviens plus exactement.
Jai probablement encore le jugement quelque part. Cest du temps passé («tempi passati») pour moi, cela ne mintéresse plus beaucoup.
Est-ce que tu as eu peur quand la police est venue te chercher?
Evidemment, jétais fâché contre moi-même, pour mêtre laissé prendre bêtement. Avec les journaux à la maison! Quand ils mont arrêté, jai pensé que je ferais quelques jours en prison. Je nai pas pensé que cela me ferait presque une année en prison. Heureusement, cétait une «Untersuchung Gefängniss», on ma mis relativement vite à la bibliothèque. Cétait une une bonne bibliothèque avec des livres dUpton Sinclair, de Jack London, etc. Jétais bibliothécaire.
Jai fait trois semaines de prison à Zürich, parce que le juge dinstruction était à Zürich; mes conditions de détention étaient très dures, car je ne pouvais jamais sortir. Ensuite, jai purgé ma peine à Bâle. La prison était mauvaise, les cellules étaient très petites, mais en compensation, on pouvait se promener une demi-heure dans la cour chaque jour. Jai pu préparer mes examens de chimiste, et cest pour cette raison quen sortant, jai réussi mon doctorat.
Un des responsables de la justice militaire était davis que les peines étaient beaucoup trop lourdes. Jai fait 9 mois, plus 2 mois de préventive, et jai été condamné à 2 ans. Mon père a demandé un nouveau procès, une des accusations a été abandonnée, et la peine a été réduite à une année. Mais mon camarade Nelz a été ruiné psychologiquement par son séjour en prison (plus dune année). Il avait déjà des problèmes psychiques. Cela la achevé!
Après la guerre, la police secrète militaire sest mise en contact avec mon entreprise, car je travaillais à un projet «sensible». Lentreprise na pas voulu me chasser, car elle dépendait de moi pour laboutissement du projet. Ils mont demandé si jétais dans une organisation qui me forçait à livrer des secrets professionnels! Jai pu nier, car notre mouvement «Marxistische Aktion der Schweiz» nétait pas intéressé par des secrets militaires. Et ils mont fait signer une déclaration: jen ris encore, car un véritable espion aurait signé comme moi
Entretien réalisé par Daniel KÜNZI
(été 2004)
- Sur cette époque de lhistoire suisse, voir notamment Hans Ulrich Jost, Le salaire des neutres: Suisse 1938-1948, Paris, Denoel, 1999.