Avortement et nouvel esprit du capitalisme
Avortement et nouvel esprit du capitalisme
De tous les bouleversements qui ont marqué la fin du siècle passé, la légalisation de lavortement figure, au côté de la chute de lempire soviétique et de la mondialisation néolibérale, parmi les plus remarquables. Lavortement, constatent les anthropologues, est un phénomène universellement répandu, repérable sous une forme ou une autre dans toutes les régions du monde. Jusquà ce jour, nulle société navait toutefois conféré à cette pratique la publicité qui la caractérise dans la nôtre. Du fait de la généralisation de léchographie, cet inconnu quétait jadis le ftus est désormais lobjet dune large diffusion dans lespace public. Cest pourquoi il faut lire le nouveau livre de Boltanski, La condition ftale1, qui explore les effets culturels de la légalisation de lavortement.
Luc Boltanski est lun des esprits les plus originaux de notre temps. Disciple hérétique de Pierre Bourdieu, sociologue à lEcole des hautes études en sciences sociales de Paris, son uvre associe une impeccable rigueur scientifique à des innovations théoriques stimulantes. Lun de ses ouvrages récents, Le Nouvel esprit du capitalisme2, avait mis en lumière, par une analyse des théories contemporaines du management, la manière dont le capitalisme a retourné à son profit les critiques formulées à son endroit par les mouvements contestataires des années 1960 et 1970.
Du ftus à lêtre humain
Quelle soit légale ou clandestine, la pratique de lavortement révèle une contradiction constitutive de la nature humaine. Elle démontre, dune part, le caractère remplaçable de chaque individu, dont témoigne la possibilité toujours présente dinterrompre le processus biologique dengendrement. Mais dautre part, lavortement fait signe en direction du caractère singulier, et donc irremplaçable, de chaque personne. Car une fois confirmé par ses géniteurs, le ftus est investi dune valeur symbolique incommensurable.
Dans les sociétés pré-modernes, lêtre apparu dans la chair qui ne sappelle pas encore ftus est demblée considéré comme humain. La référence à un Créateur garantit son appartenance à lespèce, indépendamment de la volonté des parents. A partir du 17e siècle naissent les programmes «biopolitiques»3 de contrôle des populations par lEtat. Par son interdiction de lavortement, celui-ci se substitue alors à Dieu comme instance sanctionnant lentrée du ftus dans lhumanité.
Quelques questions en suspens…Est-il justifié, comme semble le faire Luc Boltanski, de placer au centre de la problématique de la procréation et de lavortement la figure de parents qui ajusteraient leurs choix dun commun accord dailleurs… aux impératifs du «capitalisme en réseaux»? La question de lavortement ne renvoie-t-elle pas avant tout à la position des femmes, qui portent encore le poids principal des enfants, à la fameuse «double journée», aux carences en matière de prise en charge sociale ou dimplication des hommes , à la difficulté quont les femmes à mener une vie professionnelle sans handicap, lorsquelles font des gosses, etc.? Boltanski ne paraît pas donner à ces questions limportance quelles méritent. Par ailleurs, ne faudrait-il pas souligner tout particulièrement que la légalisation de lavortement est avant tout une conquête des femmes quant au contrôle de leurs corps? Enfin, lavortement nest-il pas aussi une source de souffrance pour les femmes, justement parce quil révèle une contradiction très vive, encore aujourdhui, entre lincitation à la maternité et le handicap quelle implique pour elles et exclusivement pour elles au niveau professionnel? Boltanski prend-il toute la mesure de la dimension de genre de la «condition parentale» et de ses implications sur lavortement? (réd.) |
Le projet parental
Aujourdhui, la confirmation du ftus est liée à ce que Boltanski appelle le projet parental. Dans les sociétés contemporaines, lengagement des individus, du point de vue professionnel aussi bien que sentimental, tend à être limité dans le temps. Le «nouvel esprit du capitalisme» valorise les agencements sociaux réticulaires, qui exigent une mobilité de tous les instants de la part des personnes, mais dont le contrecoup est la fragmentation des parcours de vie.
Selon le sociologue, lavortement est souvent conditionné par la difficulté de concilier cette instabilité relationnelle avec les contraintes de long terme imposées par la présence dun enfant. Les chiffres montrent ainsi que «le maintien dun taux dIVG à peu près stable depuis le début des années 1980, malgré la diffusion croissante de techniques contraceptives efficaces [est] lié à la multiplication des trajectoires sentimentales et sexuelles complexes.» A linverse, le choix de conserver lenfant participerait de la volonté des parents de contrecarrer ces fluctuations affectives que Boltanski décrit comme à la fois «voulues» et «subies» et de fonder autour lui un pôle de stabilité, ce quelle que soit la nature des rapports existant entre eux.
Avortement et souffrances psychiques
Une série dentretiens réalisés par le sociologue avec des femmes ayant avorté indique que la légalisation de cet acte na pas nécessairement diminué les souffrances psychiques quil induit (la différence ne fait évidemment aucun doute concernant les souffrances physiques). La légalisation fait porter de manière accrue le poids de la décision, ainsi que le système de valeurs sur lequel elle repose, par la femme elle-même. Lavortement demeure ainsi une «opération confinée dans des arènes spécialisées, réalisée de façon discrète et dont ne parlent pas celles qui sy soumettent, sinon à un nombre très limité de proches.» Malgré lacquis indéniable quelle constitue, la légalisation ne résout donc pas à elle seule la contradiction inhérente au processus dengendrement évoquée ci-dessus.
Boltanski en appelle à la mise en place de dispositifs nouveaux, où puisse sexprimer, sans menacer lautonomie de celle qui la subi, lexpérience indissociablement personnelle et sociale que constitue lavortement. Lémergence des technologies de procréation médicalement assistée, susceptibles à terme de modifier les procédés de reproduction de lespèce, plaide elle aussi en faveur dun renouvellement des débats concernant les conditions daccès à lhumanité. «Car la condition ftale, dit Boltanski en définitive, cest la condition humaine.»
Razmig KEUCHEYAN
- Luc Boltanski, La condition ftale. Une sociologie de lengendrement et de lavortement, Gallimard, 2004.
- Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.
- Il sagit dun néologisme formé par Michel Foucault pour identifier une forme dexercice du pouvoir qui porte, non plus sur les territoires mais sur la vie des gens, sur des populations. Il a été repris et développé depuis par Giorgio Agamben.