Aimée Stitelmann: une vie à contre-courant

Aimée Stitelmann: une vie à contre-courant

En 1945, Aimée à 20 ans lorsqu’elle tombe amoureuse de Claude Dovaz, avec lequel elle se marie et met au monde une fille, Muriel, qui naît le 4 avril 1946. Elle adhère alors aux Jeunesses Libres, puis au Parti du Travail (PdT), qui incarne à ses yeux le combat pour l’égalité sociale et contre toutes les formes d’oppression.

Le 16 novembre 1948, le Ministère public fédéral signale sa présence, parmi une trentaine d’étudiant-e-s, à l’occasion d’une conférence de Henri Trub, responsable du PdT, sur le travail en URSS. Le 19 mai 1949, elle est contrôlée par la police à son retour de Paris, avec «de la littérature communiste».

En juillet 1949, elle émigre en Israël pour y intégrer le kibboutz travailliste Zikim, d’où elle se fait vite expulser, en pleine nuit, avec sa petite fille, en raison de son affiliation au Parti communiste (Maki). Séparée de Claude Dovaz depuis 1947, elle fait alors la rencontre d’un militant communiste, qui se prénomme Eliezer, au sein du kibboutz Zikei Plada, avec lequel la police suisse la croit un moment mariée. Elle regagne la Suisse en juin 1950, où elle poursuit son activité au sein des Jeunesses Libres et du Parti du Travail, section des Eaux-Vives. Elle fait alors signer l’Appel de Stockholm pour l’interdiction de l’arme atomique.

«Bien connue de notre service comme juive d’extrême gauche»1

Selon un rapport de police de la fin de l’année 1950, un camarade du PdT critique ses efforts de solidarité – collecte de fonds, envoi de machines – avec le kibboutz communiste Zikei-Plada, «alors que ses forces seraient plus utilisables sur le plan national». L’année suivante, ses séjours en Israël continuent à attirer l’attention de la police.

En 1952 et 1953, elle voyage régulièrement en Israël, en Angleterre, en Tchécoslovaquie et en Pologne, si bien que la police fédérale la suppose chargée de mission pour le compte du Kominform. Elle milite pour la défense des époux Rosenberg, emprisonnés aux Etats-Unis, qui seront exécutés en 1953. C’est aussi dans cette période qu’elle achève des études à l’Université de Genève dans le domaine de l’éducation spécialisée.

De 1953 à 1957, elle s’établit de nouveau en Israël, où elle milite au sein du Parti communiste (Maki). A la mi-1955, elle est candidate du Maki au Conseil local de Ramat Hasharon. Professeur de français de l’ambassadeur d’Union soviétique, elle ose une plaisanterie qui lui coûtera son poste. Nous sommes à la veille du Rapport Krouchtchev: «Une statue de Gorki doit être inaugurée, raconte-t-elle, mais sous le drap qui la couvre, la foule découvre un buste de… Staline, tenant un livre de Gorki…». Elle se bat alors pour la fourniture d’eau potable aux camps de réfugié-e-s palestiniens et exige l’égalité de traitement entre Juifs et Arabes.

Une passion: la pédagogie active

En 1957, Aimée rentre à Genève, désillusionnée par la «construction du socialisme» en Israël. Elle continue à militer au sein du PdT et du Mouvement populaire féminin qui lui est lié, sans y assumer de responsabilité. Son père est malade; elle va l’aider dans son commerce de textiles. En 1960, elle rencontre Henri Stauffer, qui va devenir le compagnon de sa vie.

C’est l’époque où elle complète ses études pour réaliser l’un de ses rêves: devenir institutrice. Elle est enthousiasmée par la pédagogie active, le texte libre2, le travail de groupes – dans le respect des rythmes de chacun-e.

Les élèves d’Aimée progressent vite, mais les inspectrices n’apprécient guère ses conceptions pédagogiques. Mal notée par la hiérarchie scolaire, elle est changée d’école à plusieurs reprises. Quant à la police, elle continue à la ficher rituellement parmi les «éléments communistes et communisants faisant partie du corps enseignant à Genève». En revanche, ses activités de soutien aux réfractaires de la guerre d’Algérie, qui lui vaudront d’être poursuivie en France, ne sont apparemment pas remarquées par les pandores genevois.

Contre Franco et l’apartheid

De 1961 au milieu des années 70, Aimée assume un rôle actif au sein du Comité genevois pour l’amnistie aux emprisonnés et exilés politiques espagnols. Contre la condamnation à mort du militant communiste Julian Grimau, elle est l’une des 13 délégué-e-s suisses à prendre part à la Conférence européenne de solidarité qui se tient à Paris, les 4-5 mai 1963. Le 17 novembre 1964, ce comité rassemble 500 personnes à la salle du Faubourg à Genève. En 1974, elle diffuse le livre Luchas Obreras en España et s’active toujours pour défendre les prisonniers politiques de Franco.

On remarque également Aimée au sein du Mouvement anti-apartheid de Genève. Elle est ainsi identifiée par la police lors d’une conférence publique présidée par le prof. Jean-François Bergier, qui rassemble 400 personnes, le 24 juin 1965. Cette même année, au Congrès du PdT à Genève, elle s’inquiète du manque d’information et de formation des nouveaux membres… Le 2 mai 1967, elle participe à la Conférence d’Andreas Shipanga, dirigeant en exil de la «South West African People Organization».

Aux côtés du peuple vietnamien

En janvier 1966, elle est contactée en vue d’entreprendre une action de solidarité avec le peuple vietnamien au CERN. De mars à juin, son téléphone est mis sur écoute par le Ministère public afin de déterminer si elle «s’occupe de près ou de loin d’un mouvement dirigé contre le régime Salazar au Portugal»3. A cette occasion, la police met à jour son activité au sein du Comité genevois d’aide au Vietnam de la centrale Sanitaire Suisse. Le 2 juillet 1966, elle est photographiée lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam à la place du Molard. Elle mène en effet une activité de longue haleine pour acheminer une aide matérielle, notamment médicale, au peuple vietnamien.

Dès 1964, le conflit sino-soviétique a provoqué des remous au sein du PdT. Au cours de son 19e Congrès, Rose Dubal, qui va militer avec Aimée au sein de la Centrale Sanitaire, y dénonce ainsi vigoureusement les anathèmes jetés par la Voix Ouvrière contre la Chine de Mao, qui rappellent «les vomissures d’antan» contre Tito… «Elle est cinglée», lance une voix dans la salle. Aimée n’interviendra pas, mais elle est n’en pense pas moins…4

En novembre, elle est la seule à poser des questions embarrassantes à Jean Vincent à propos du Vietnam et de la Chine: «Est-ce que l’Union soviétique n’aurait pas dû intervenir et prendre une position plus catégorique et (…) faire en sorte que les Etats-Unis ne se lancent pas dans la guerre du Vietnam?»; «Est-ce que cette situation [insuffisance de l’aide du camp socialiste au Vietnam] a été aggravée par le retrait des techniciens soviétiques de Chine?»; «Quelle serait l’attitude de l’Union soviétique en cas de conflit entre les Etats-Unis et la Chine?»5…

Rupture avec le PdT

Le 6 décembre1969, Aimée prend part à la manif contre le Petit livre rouge de la défense civile, où l’on retrouve au coude à coude des communistes pro-Chinois, des anars, des membres du PdT qui seront bientôt, pour la plupart, suspendu-e-s ou exclu-e-s, et surtout des jeunes soixante-huitards…

Un peu plus tard, une cinquantaine de membres du Parti, dont Aimée, annoncent leur refus de participer à l’Assemblée des délégué-e-s du 7 janvier 1970, «les deux précédentes assemblées ayant montré l’impossibilité d’un débat critiquant la ligne proposée par la direction»… La police ne s’y trompe pas: «Etant donné la position dure que le Comité directeur genevois tend à adopter maintenant à l’égard des dissidents, il faut s’attendre, à plus ou moins brève échéance, à leur exclusion du Parti suisse du travail».6 Le 23 février, l’Assemblée des délégués décide de suspendre Eric Decarro pour un an (48 pour, 17 contre et 2 abstentions). Au 1er mars 1970, 13 membres ont été exclu-e-s et 30 suspendue-e-s pour un an, dont Aimée.

Avec des accents prophétiques, le délégué Robert Tuscher s’indigne des mesures prises: «Que deviendra le Parti au travers des exclusions ou des suspensions, car on trouve toujours une majorité pour cela? (huées) Et dans quelques mois, ceux qui maintenant portent des accusations ne seront plus là. Ils seront à la retraite (…) Alors, le Parti, ce sera qui? (…) La situation est grave et la direction s’engage dans une mauvaise voie».7

Incontrôlable… parce que fidèle à ses convictions

Au début de l’année 1970, les dissident-e-s du PdT sont organisés en différents courants. Aimée appartient au courant «Z», avec Eric Decarro, l’un des groupes à l’origine du Centre de Liaison Politique (CLP), principale organisation de l’extrême gauche genevoise des années 70, avec la LMR. Selon la police genevoise, qui s’efforce d’infiltrer ces structures, un leader de l’extrême-gauche vaudoise participe alors à l’une de ces réunions. Très favorable à la construction d’une organisation nationale homogène idéologiquement, il exprime sa méfiance vis-à-vis d’Aimée, parce celle-ci n’est pas «contrôlée politiquement».8 Ironie des temps, le PdT, qui vient de la suspendre, partage la même opinion sur ce point…

Incontrôlable, parce que fidèle à ses convictions, on la retrouve à la manifestation pour les travailleurs espagnols en grève de Murer S.A., le 11 avril 1970, ou dans la préparation de la manifestation contre l’intervention US au Cambodge, le 15 mai, qui sera interdite et réprimée par la police. Au cours de l’été 1972, à l’initiative d’un Comité «Vietnam Urgence», qu’elle contribue à mettre sur pied pour la circonstance, elle participe à la récolte de près de 10000 signatures contre le bombardement des digues du Nord Vietnam par l’aviation US.

En 1987, elle s’active au sein de la «Petite Ecole» du Centre de Contacts Suisses-Immigrés, qui scolarise clandestinement les enfants de sans-papiers. Ce combat débouchera sur l’inscription sans restriction des enfants sans statut au sein de l’enseignement public genevois.

Rassembler la gauche anticapitaliste

A l’automne 1985, alors que les organisations issues de 1968 ont disparu ou sont sur le déclin, elle prend place sur la liste du Rassemblement pour une alternative socialiste, aux côtés notamment de Michel Ducommun. Parmi les déposant-e-s de cette liste, qui ne recueille alors que 1,8% des suffrages, beaucoup de futur-e-s membres de solidaritéS…

Il faudra attendre encore sept ans pour que le Mouvement de la fonction publique du printemps 1992 suscite l’élan nécessaire pour souder autour d’un projet politique commun l’ensemble des forces issues de l’extrême-gauche , toujours actives dans le mouvement syndical et les associations anti-racistes, anti-militaristes, anti-nucléaires, de quartiers et féministes…

Le 5 novembre, solidaritéS adopte un appel public «à constituer un mouvement politique nouveau qui se donne pour objectif d’opposer les valeurs de la solidarité à l’idolâtrie du marché (…) [de] refonder une opposition de gauche qui mise avant tout sur l’action et l’organisation démocratiques des acteurs sociaux eux-mêmes». Aimée en est parmi les premiers-ères signataires.

Au sein de notre mouvement, Aimée a toujours été présente aux assemblées générales, quand sa santé le lui permettait. A ce titre, elle ne nous a jamais épargné ses encouragements ni ses critiques. Il était rare de ne pas la trouver parmi nous, avec son compagnon Henri, dans la rue, contre la guerre en Irak ou l’occupation de la Palestine, contre l’OMC ou le G8, pour les droits des femmes, des immigré-e-s ou des sans-papiers. Elle a aussi pris part à d’innombrables récoltes de signatures, parfois même autour de son lit d’hôpital.

A la veille de son quatre-vingtième anniversaire, Aimée s’en est allée pour toujours. Pourtant, nous ne l’avions jamais sentie aussi proche de nous, tout récemment, dans sa révolte contre le Mur de la Honte d’Ariel Sharon ou la chasse aux sans-papiers de Christoph Blocher. La reconnaissance officielle tardive de son action pendant la guerre, notamment la médaille que lui a décernée la Ville de Genève, le 18 mai dernier, ne lui faisait pas oublier que l’histoire s’écrit au présent… Nous saurons nous souvenir de sa fidélité à ses convictions et de sa marche infatigable contre le courant.

Jean BATOU

  1. Extrait d’un rapport de police du 6 avril 1951.
  2. A. Guignet et P. Losio, Le Texte libre, Vevey, éd. Delta, 1980.
  3. Corps de police, Service politique, 9 juillet 1966.
  4. Idem, 12 mai 1964.
  5. Idem, 16 novembre 1966.
  6. Idem, 15 janvier 1970.
  7. Idem, 6 mars 1970.
  8. Idem, 11 février 1970.