La Suisse et les étrangers: immigration et formation nationale

La Suisse et les étrangers: immigration et formation nationale

Les débats sur la politique face aux étrangers et aux réfugiés sont trop souvent orientés en fonction de problèmes présents et de difficultés redoutées dans l’avenir. Or, on néglige ainsi l’histoire des politiques à l’égard des personnes migrantes. Certains idéalisent même le passé en affirmant que l’augmentation actuelle du nombre d’étrangers pose des problèmes nouveaux. D’autres prétendent que les tensions avec les personnes venant de l’ex-Yougoslavie ou d’Afrique seraient intolérables, alors que les Italiens et les Espagnols s’étaient intégrés sans problèmes. Il s’agit en fait de visions faussées du passé de la Suisse, car chaque vague migratoire fut confrontée à des problèmes. Depuis plus d’une décennie, Gérald et Silvia Arlettaz ont rédigé de nombreuses études et analyses sur les étrangers en Suisse au XIXe siècle et au début du XXe siècle. Les Editions Antipodes viennent d’en publier une synthèse1, avec des illustrations et des documents, ce qui rend la lecture instructive et attrayante.

Gérald et Silvia Arlettaz rappellent qu’au cours des deux siècles passés, l’émigration a caractérisé la Suisse. A la fin du XIXe siècle, l’essor des transports, la baisse des prix agricoles et les modernisations industrielles provoquent le départ de centaines de milliers de Suisses, alors que des étrangers viennent en Suisse. Venant d’Allemagne, de France, d’Italie et d’autres pays, des centaines de milliers de personnes immigrent en Suisse et constituent en 1914, près de 15% de la population totale. La Suisse contemporaine s’est donc formée grâce à de multiples flux migratoires.

La Première Guerre mondiale marque un renversement dans la politique d’immigration et de naturalisation de la Suisse. L’année 1917 constitue une césure entre deux phases: auparavant, la gestion de l’immigration relève essentiellement des gouvernements cantonaux qui se méfient souvent des étrangers et des confédérés qui pourraient alourdir les charges d’assistance. Toutefois, la Confédération s’affirme après 1848 comme une formation nationale qui fonde son identité sur les conceptions républicaines, démocratiques et libérales. Des étrangers viennent travailler en Suisse dans des métiers pénibles, mais aussi pour fonder des entreprises qui seront parfois des fleurons industriels du pays. La liberté de circulation des biens et des personnes est valorisée, ainsi que la tradition d’asile. Les réfugiés qui fuient les régimes contre-révolutionnaires peuvent être accueillis en Suisse où les activités des intellectuels émigrés bénéficient aux Universités et à d’autres institutions culturelles. Mais, à partir des années 1880, les conditions de l’accueil se durcissent, en particulier face aux socialistes et aux anarchistes. Désormais, les valeurs de libéralisme et de progrès qui inspiraient l’optimisme des fondateurs de la Confédération moderne perdent de l’influence. Des parlementaires, des intellectuels, des statisticiens et d’autres personnalités expriment une vision communautaire et traditionnaliste qui nourrit le terreau de manifestations xénophobes et racistes. On passe ainsi d’une conception républicaine de la nation à une conception ethnique et restrictive de la Suisse. Au cours du premier conflit mondial, les autorités fédérales mettent en place une politique protectionniste et centralisatrice que l’Office central de police des étrangers fondé en 1917 va développer. La grève générale de 1918 accentue la polarisation sociale. En réaction à l’essor d’un mouvement ouvrier combatif, des organisations conservatrices lancent des pétitions et des initiatives qui récoltent des centaines de milliers de signatures afin de mettre en garde contre les étrangers considérés comme des facteurs de désordres.

De plus, des mesures législatives et administratives sont adoptées. Les conditions pour obtenir la nationalité suisse sont rendues plus sévères: le nombre d’années préalables augmente; les critères moraux, politiques et ethniques imposent de plus en plus d’exigences. Les notions de séjour et d’établissement, auparavant secondaires, acquièrent une importance nouvelle afin de dissuader les étrangers de s’installer durablement en Suisse. Adoptée par le Parlement en 1931, la loi sur les étrangers résulte de ces propositions formulées depuis le début du siècle. Elle caractérise la politique fédérale jusqu’à aujourd’hui. Des objectifs, tels que la lutte contre la «surpopulation étrangère», y sont inscrits et déterminent les réactions des autorités non seulement de 1933 à 1945, mais aussi pendant la longue phase d’expansion d’après-guerre et au cours des crises économiques. Les étrangers sont en général considérés comme des menaces qui pèsent sur la stabilité et le consensus helvétiques.

A la fin de l’ouvrage, on peut lire un aperçu sur les décennies postérieures à 1933. Les grandes lignes de la politique suisse sont ainsi retracées. Des allusions aux travaux de la «Commission Bergier» auraient pu être plus précises en mentionnant les polémiques au sujet de son rapport sur les réfugiés publié en 1999.2 Néanmoins, on peut ainsi établir des liens entre les débats actuels et les arguments utilisés à différentes époques. On peut ainsi mieux comprendre les succès de politiciens comme Schwarzenbach, puis Blocher qui ont su utiliser certaines continuités. Des résurgences d’attitudes xénophobes et d’autres mutations des comportements racistes peuvent ainsi être replacés dans une perspective historique. On peut aussi observer les manières dont les statistiques sont publiées et interprétées.

L’ouvrage de Gérald et Silvia Arlettaz est exemplaire. Toutefois, il s’agit surtout d’une analyse historique des politiques suisses face aux étrangers. Il faut souhaiter que d’autres synthèses soient publiées sur l’histoire des étrangers eux-mêmes et sur les questions complexes posées par l’antisémitisme et l’intégration des Juifs en Suisse. Ces problématiques apparaissent en filigrane dans cet ouvrage qui fournit une synthèse indispensable.

Marc PERRENOUD

  1. Gérald et Silvia Arlettaz, La Suisse et les étrangers. Immigration et formation nationale (1848-1933), Editions Antipodes, Lausanne, 2004, 168 pages.
  2. Cf. le site Internet de la Commission (www.uek.ch) et l’ouvrage de Pietro Boschetti qui vient de paraître aux Editions Zoé.