Figures du Palestiniens: entretien avec Elias Sanbar

Figures du Palestiniens: entretien avec Elias Sanbar

Nous nous sommes entretenus avec Elias Sanbar, directeur de la Revue d’études palestiniennes, et auteur notamment de «Le bien des absents» (Actes Sud, 2001) et «Figures du Palestinien» (Gallimard, 2004).* Sanbar a pris part à la délégation palestinienne aux pourparlers de paix à Madrid et à Washington, avant de diriger la délégation palestinienne aux négociations multilatérales sur les réfugiés, de 1993 à 1996.

La religion a-t-elle joué un rôle important dans la constitution du sentiment national palestinien?

Dans le cadre de ce que j’appellerais leurs mécanismes d’«auto-identification», la religion est indissociable de ce que les Palestiniens considèrent comme l’attribut principal de leur terre. Cet attribut, c’est d’être la Terre sainte, à savoir une terre absolument unique en son genre. La religion a certes joué un rôle dans l’émergence du sentiment national palestinien, mais en tant que caractéristique d’un lieu, et non dans sa dimension étroitement théologique. Cela ne signifie pas, bien entendu, qu’il n’y a pas de croyants en Palestine. Mais chez les Palestiniens, le rapport à la religion passe par le lieu, il est médiatisé par le territoire. Du point de vue de l’évolution des «figures identitaires» palestiniennes, l’héritage territorial est donc beaucoup plus important que la dimension révélée de la religion.

C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles, lorsque le sionisme s’est développé, il a été immédiatement perçu par les Palestiniens comme ne ressemblant pas aux autres colonialismes. Dès les origines, l’enjeu pour le sionisme a été de prendre possession du territoire, et non, comme dans le cas d’autres processus de colonisation, d’occuper le pays pour en exploiter la population. Cela conférera d’emblée au conflit une dimension spécifique, très différente de la situation prévalant dans les pays alentours.

La question religieuse occupe-t-elle une place plus grande dans la société palestinienne actuelle?

Non, à mon sens, le territoire est toujours aussi fondamental. Malgré les apparences, l’influence des fondamentalistes religieux dans le mouvement national palestinien est relativement restreinte. Plus précisément, le succès rencontré par les islamistes n’est pas ou peu lié à leur discours religieux entendu au sens strict. D’ailleurs, rien ne dit que l’implantation de ces courants soit durable, nous pourrons revenir sur ce point. Cela ne signifie pas que les Palestiniens soient un peuple spontanément laïc. Simplement, les enjeux de la lutte ne sont pas d’ordre religieux. Ils sont très concrets. Le malheur, ce sont les arbres arrachés et les terres qui s’en vont. Le territoire est donc toujours aussi présent, c’est la clé de toute cette histoire.

La Palestine est la Terre sainte universellement reconnue comme telle. Tous ceux qui y sont arrivés à partir du XIXe siècle étaient convaincus de la connaître mieux qu’elle ne se connaissait elle-même, puisqu’ils savaient ce qu’en disait la Bible. De ce point de vue, la Palestine n’a jamais eu le statut de terra incognita des autres régions colonisées. Le problème, bien entendu, est que les lieux réels ne correspondaient pas aux attentes des colons, puis des sionistes. C’est pourquoi, dès leur arrivée, ceux-ci vont s’atteler à les transformer, de façon à les faire ressembler à ce qu’en disent les Écritures. Or, pour réaliser cet objectif, l’obstacle principal, ce sont les habitants du lieu. Les paysages, on peut toujours les réinventer, mais les gens, comment faire? C’est à ce moment-là que commence à s’imposer l’idée que la présence des indigènes sur cette terre est illégitime, plus encore que cette dernière est souillée par leur présence.

L’idée de rédemption est inhérente à tout processus colonial. La rédemption, c’est par exemple la science ou le christianisme que l’on porte aux sauvages justement pour les arracher à leur condition de sauvage. Dans le cas de la Palestine, la rédemption n’a jamais concerné la population locale, elle a toujours concerné la terre. C’est elle qu’il s’agissait de «racheter», dans tous les sens du terme, et ceci avait pour condition de possibilité le départ des personnes qui y résidaient. L’idée du déplacement des palestiniens n’est pas née avec le sionisme. Elle était déjà présente dans le discours religieux des Anglo-saxons au XIXe siècle. Quelque chose de cet ordre était dans l’air du temps avant l’apparition du sionisme, on peut même dire que ce dernier a été influencé par ces idées.

Pourriez-vous revenir sur l’émergence des mouvements islamistes palestiniens?

Une sensibilité islamiste existe en Palestine, dès avant 1948. Celle-ci s’exprimait notamment par le biais d’un petit parti des Frères musulmans, proche du mouvement égyptien du même nom. Mais cette sensibilité a toujours été extrêmement minoritaire dans le mouvement palestinien. Après l’occupation de 1967, Israël a mis en œuvre une politique d’apprenti sorcier, qui s’est ensuite retournée contre ses auteurs, en jouant la consolidation de ces petits partis islamistes. L’objectif était double: d’une part, diminuer l’influence de l’OLP, une organisation essentiellement laïque; d’autre part, coller l’étiquette d’ «islamiste fanatique» au mouvement palestinien dans son ensemble, pour le décrédibiliser aux yeux de l’opinion publique internationale.

Les islamiste palestiniens sont très différents de ceux que l’on trouve dans d’autres pays de la région. La différence principale réside dans le fait qu’ils tiennent un discours anti-colonial, et non un discours théologique. Il s’agit du seul mouvement islamiste confronté à une occupation étrangère. Les autres font face à leurs propres régimes, qu’ils accusent d’apostasie ou de non respect des règles religieuses. Si vous regardez les textes islamistes dans le débat interne à la société palestinienne, ils n’accusent pas leurs adversaires de trahir l’Islam. Ils les accusent d’être de pauvres naïfs qui pensent pouvoir régler la question de l’occupation par la négociation. De ce point de vue, on peut dire que le mouvement islamiste se trouve être le véritable héritier, au niveau du discours, de ce qu’on appelait jadis le «front du refus», composé pour l’essentiel d’organisations marxistes-léninistes. Les islamistes tiennent un discours anti-colonialiste assez classique.

Or, au cours des dernières décennies, le fait qu’Arafat revienne bredouille des différents cycles de négociation avec Israël donnait aux islamistes une confirmation a contrario de la justesse de leur point de vue. Ils affirmaient avoir toujours dit à Arafat que la négociation ne le mènerait nulle part. Le mouvement islamiste ne cesse de gonfler depuis qu’il y a un blocage absolu de la situation, et que la colonisation se développe. Des gens qui ne sont pas nécessairement fondamentalistes commencent à se dire que politiquement, le Hamas a eu la bonne analyse de la situation, à savoir que les Israéliens ne veulent pas négocier. A cela est venu s’ajouter une politique très dure, notamment à Gaza, d’assassinats ciblés et de bombardements aveugles, qui a encore plus radicalisé la population et l’a soudée autour du Hamas…

S’agit-il d’une politique délibérée?

Bien entendu, il y a une politique délibérée de la part de ceux qui, en Israël, ne veulent pas d’un règlement du conflit. L’objectif étant de pouvoir dire ensuite à la communauté internationale: vous ne voulez tout de même pas que l’on donne un État à ces islamistes fanatiques… Arafat a été écarté par le pouvoir israélien non pas parce qu’il refusait de signer les accords. Il l’a été parce qu’il serait à même de donner un autre visage au mouvement national palestinien. Or, le gouvernement israélien ne veut pas de cela. S’il y avait une solution réelle au conflit, le mouvement islamiste se dégonflerait à mon sens de lui-même. On trouve certes dans la société palestinienne des islamistes convaincus, de même qu’on y trouve des laïcs convaincus. Mais l’important se passe entre ces deux pôles, où se situe l’immense majorité des Palestiniens. Un exemple. Quand les soldats israéliens sont entrés à Gaza au début de l’occupation, les femmes se sont voilées d’elles-mêmes, il n’y a eu aucune directive de la part de qui que ce soit. Certaines responsables d’associations de femmes m’ont dit qu’en 1993, lorsque l’armée israélienne s’est retirée, à la seconde où les soldats sont partis et sans qu’il y ait eu le moindre mot d’ordre, des dizaines de milliers de femmes ont enlevé leur voile…

Pourriez-vous évoquer la situation de la diaspora palestinienne?

Le terme de diaspora n’est pas adéquat dans le cas des Palestiniens. Il y a un exil palestinien, mais pas de diaspora. Fondamentalement, être en diaspora, c’est se trouver en terre étrangère. Le diasporique n’est pas simplement un réfugié, c’est un individu déplacé en terre étrangère. Or, la majorité écrasante des Palestiniens a été chassée vers des États arabes, où ceux-ci ne se sentent pas étrangers. Certes, ils ont été spoliés de leurs droits et privés de leur terre. Mais les palestiniens ne sont pas étrangers en terre arabe. A cet exil, il faut ajouter des communautés éparpillées de par le monde, qui ressemblent à n’importe quelles communautés d’immigration. Il y a par exemple 100000 à 150000 Palestiniens aux États-Unis, des milliers en Europe, notamment en Allemagne et dans les pays nordiques. Mais ces personnes-là se trouvent dans la configuration classique de l’émigrant forcé. Ils commencent d’ailleurs généralement par être réfugiés dans le monde arabe, puis seulement émigrent dans d’autres régions pour trouver du travail. En termes de chiffres, 152 000 Palestiniens sont demeurés en Palestine après 1948. Il y en a un peu plus d’un million aujourd’hui. En tout, il y a 9 million 700 000 Palestiniens. De ceux-ci, environ 60% sont à l’extérieur de ce qu’on appelle la Palestine historique, à savoir l’actuel Israël plus la Cisjordanie et Gaza. Une majorité écrasante de ces 60% se trouve dans des pays arabes.

Pourriez-vous évoquer le rôle des femmes dans le mouvement national palestinien?

Il y a toujours eu une forte participation des femmes dans le mouvement national, qui ressemble d’ailleurs à ce qu’on a pu voir dans le mouvement de libération algérien. L’exil a conduit à un bouleversement considérable du statut des femmes dans la société palestinienne. Dans ce contexte, un certain nombre de tabous ont été brisés. Le fait de se retrouver dans des tentes, dans des conditions de mixité très différentes de celles qui prévalaient par exemple dans les campagnes, a créé des fissures, non pas forcément dans le statut «formel» des femmes, mais dans leur condition de facto. Par ailleurs, la participation des femmes a la lutte armée a été très forte. Or, lorsque l’on est combattant, les barrières entre hommes et femmes tombent. Des comportements traditionnellement prohibés ne tiennent plus, les règles étant sublimées par le combat pour la Palestine.

Le drame, c’est que l’on assiste depuis quelques années à une terrible régression. Il est difficile aujourd’hui de voir à Gaza une fille de plus de cinq ans sans son écharpe. A vrai dire, cela n’est pas une régression, puisque nous n’avons jamais connu une situation de ce genre. Nous allons vers le pire, nous ne retournons pas vers lui. La dégradation des rapports entre hommes et femmes ne relève pas uniquement de la reprise en main de tout ce qui concerne la famille ou la morale par les mouvements islamistes. Elle relève aussi de l’autopunition que s’inflige la société palestinienne. Les hommes se punissent de leur impuissance face à l’occupant en réprimant leurs femmes, et les femmes se punissent d’être réprimées par les hommes en frappant leurs enfants. Il y a beaucoup de travaux de psychiatres en ce moment sur la situation en Palestine. Un père de famille se punit d’avoir été giflé par un jeune soldat israélien devant toute sa famille en cognant sur sa femme. Il la cogne parce qu’elle l’a vue dans son impuissance. Nous nous trouvons dans une situation qui relève, entre autres choses, de la santé mentale.

Propos recueillis par Razmig KEUCHEYAN

* Une version plus complète de cet entretien sera publiée par la revue Contretemps.