Swissmetal Boillat: une grève pour la dignité

Swissmetal Boillat: une grève pour la dignité

Mardi 16 novembre, 9h.30: les 400 travailleurs-euses de l’usine Boillat à Reconvilier, dans le Jura-Bernois, entament une grève illimitée. Cette fabrique fait partie du groupe Swissmetal, qui comprend aussi le site de Dornach (SO). Nous avons reçu ce témoignage d’un proche d’un employé gréviste. Il traduit bien le désarroi des travailleurs de cette entreprise, qui avait demandé de gros efforts à ses salarié-e-s pour sauver «leur» outil de travail. Ils se sentent aujourd’hui brutalement trahis par les gros actionnaires du groupe. Ils revendiquent ainsi le licenciement de leur nouveau directeur, dans la mesure où il incarne à leurs yeux une dégradation inacceptable de la qualité des relations de travail…

Habituellement, la fonderie Boillat, dans laquelle sont préparés des alliages de haute qualité à base de cuivre, est très bruyante. L’activité y est fébrile, l’air souvent enfumé, la température élevée, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Mais cette fois-ci, les travailleurs dans leur ensemble, ouvriers et cadres, ont dit NON. Quelques minutes après l’annonce du licenciement du directeur du site, André Willemin, l’usine était à l’arrêt. Dans les halles de plusieurs centaines de mètres de long, les 400 travailleurs-euses de l’usine retiennent leur souffle. Leur geste entame un combat plein d’incertitudes, qu’ils ont longtemps hésité à mener. Depuis plusieurs mois, malgré les sacrifices consentis pour sortir le groupe de l’ornière – alors que l’usine Boillat a toujours été bénéficiaire – il leur semble que leurs peines ne font que commencer, que l’usine dont ils sont fiers est en train de perdre le visage qu’ils lui avaient donné durant des décennies.

Contre un certain sens de la solidarité…

La nouvelle direction du groupe, en particulier le CEO Martin Hellweg, a en effet travaillé à supprimer les nombreuses petites choses qui faisaient de Boillat une usine un peu spéciale. Divers fonds solidaires, pour payer des frais dentaires, pour acheter de l’essence à moindre coût, pour soutenir les plus défavorisés des employés ont été révoqués, ainsi que le poste d’infirmière assistante sociale. Une nouvelle convention collective de travail devait être votée, autorisant, entre autres, une flexibilisation totale du temps de travail. Les employés l’avaient refusée à plus de 70%. Toutefois, monsieur Hellweg semble avoir fait peu de cas de ce refus: l’installation d’un nouveau système informatique – SAP – a engendré une explosion de la charge de travail de nombreuses personnes. L’implantation du système était mal réfléchie et a engendré des retards de livraison auxquels les clients de l’usine n’étaient pas habitués.

A ce moment, les cadres ont écrit une lettre très détaillée à la direction du groupe, rassemblant leurs remarques sur les divers dysfonctionnements connus. En guise d’entrée en matière, Monsieur Hellweg a amélioré quelques points techniques – rentables – mais ne s’est pas du tout occupé des plaintes concernant la politique de l’entreprise, sinon par des promesses douteuses. Puis le Conseil d’administration a décidé de placer des gens connus de lui, mais inconnus du personnel, à la tête de l’usine, et a licencié André Willemin. C’en était trop. Les employé-e-s de l’usine Boillat ont été habitués à être dirigés par des personnes présentes sur le site, qu’ils respectaient, et à qui il étrait possible de s’adresser sans craindre des débordements paternalistes.

Deux visions du monde

C’est le contraire de ce que l’on constate ces derniers jours de la part de Messieurs Martin Hellweg, Henri Bols (le nouveau directeur de Boillat et actuel directeur du site de Dornach), Sam V. Furrer (le directeur des ressources humaines) et François Carrard (le président du conseil d’administration). Aux yeux de ces derniers, les actionnaires et les banques, pleins de générosité, ont sauvé l’entreprise et méritent mieux en retour. Pour eux, cette grève est «émotionnelle», sans fondement rationnel. Il semble que dans leur esprit, les employés de l’usine Boillat soient simplement de grands enfants capricieux et gâtés, auxquels les véritables enjeux échappent. Au nom de leur fantaisie, il se pourrait qu’ils fassent couler le navire tandis que, évidemment, les gens sérieux du Conseil d’administration désirent tout faire pour le sauver.

Du côté des employés, le discours est tout autre. Selon eux, la direction du groupe, à coup de manœuvres hypocrites, de promesses, de non-dits et de menaces à mots couverts concernant une délocalisation, les a mis dans une situation d’angoisse face à l’avenir, dans le but de leur faire admettre des conditions de travail de moins en moins humaines. On pourrait croire que tout cela est fortuit, il n’en est rien. La direction du groupe a été informée de ces craintes et en a joué, brisant totalement la confiance liant les ouvriers et les cadres à leur lointaine direction. En effet, le premier contact de l’usine Boillat avec Monsieur Hellweg a eu lieu, selon les employés, quand les problèmes sont devenus sérieux, voici quelques semaines. Avant, personne n’avait entendu parler d’un déplacement de monsieur Hellweg sur le site, qu’il qualifie pourtant de «bijou»…

Quand le profit dicte sa loi…

Ce sont deux visions du monde qui s’affrontent. D’un côté, ceux qui privilégient l’entreprise, considérée comme un être à part entière: la pérennité du groupe doit être assurée par tous les moyens. Qu’elle se fasse par une délocalisation, par la destruction des systèmes de solidarité internes à l’usine ou par la mise en place de conditions de travail indignes importe peu. Les personnes qui composent l’entreprise – ouvriers, cadres, directeurs – peuvent être sacrifiées aux besoins de la société. Avec toutefois un bémol: le Conseil d’administration se sacrifie nettement moins que les ouvriers. Au final, les seuls auxquels l’entreprise doit rapporter de l’argent sont les actionnaires. De l’autre, les employé-e-s, qui considèrent l’entreprise comme leur outil de travail, la source de leurs revenus et de leur dignité. Selon eux, l’entreprise doit avant tout permettre à ceux qui y travaillent de vivre décemment.

Gagner bien sa vie, ce qui n’est déjà pas le cas pour de nombreux employés de Swissmetal – les salaires nets inférieurs à 3500 francs pour des pères de famille et pour des travaux difficiles, ne sont pas rares – n’est pas suffisant. Les employés de l’usine Boillat, même s’ils pestent à longueur d’année sur ce qui ne va pas, aiment leur usine. Et ils en sont fiers, parce qu’on y conçoit des produits de haute qualité, parce que chaque bout de tuyau y a une histoire qu’ils connaissent, parce que, comme la grève actuelle le montre, les relations hiérarchiques ont su garantir un certain respect, et enfin parce que, même si les nationalités, les couleurs politiques et les âges y sont très divers, une certaine solidarité existe. Pour les employé-e-s de l’usine, Boillat est un projet commun, et une destinée commune.

«Boillat est à nous!»

Dans cette optique, voir des gens les diriger à distance sans leur permettre de donner leur avis, et sans leur laisser connaître les véritables objectifs de la société, quels qu’ils soient, s’est avéré insupportable. La présence d’André Willemin à la direction du site laissait encore penser aux travailleurs que leurs opinions étaient défendues en haut lieu. Son licenciement et son remplacement par Henri Bols, un inconnu pour eux, a donc été vécu comme une manière de leur retirer définitivement leur droit à se prononcer sur ce «projet commun».

La grève en cours a donc pour revendication essentielle, non pas une augmentation de salaire, mais bien le licenciement de Martin Hellweg. Par cette demande, les employé-e-s de l’usine Boillat aimeraient prouver – et se prouver – que, comme ils le disent, «Boillat est à nous», en ce sens qu’ils y sont écoutés et que leurs décisions ont autant de valeur que celles du Conseil d’administration. Ce dernier, prenant petit à petit conscience de la détermination des grévistes, a d’ailleurs accepté de négocier sans interruption préalable de la grève. Au moment d’écrire ces lignes, seules de vagues promesses concernant une hausse des salaires, demandée par le syndicat UNIA, ont été obtenues. Le licenciement de Martin Hellweg a été fermement refusée par le Conseil d’administration.

Les positions sont donc claires, mais on ne peut plus opposées. A l’heure qu’il est, on peut espérer que le Conseil d’administration comprendra quelles sont les préoccupations réelles des employés de l’usine Boillat, qui désormais sont soutenus par leurs collègues de Dornach, et prendra les mesures nécessaires pour instaurer une confiance durable entre les parties. Dans ce cas, le travail reprendra, avec une volonté décuplée de rattraper le temps perdu et de livrer les clients à temps, d’après de nombreux employés de l’usine. Dans le cas contraire, la grève continuera, dans l’attente d’une issue où la dignité est aussi respectable que les bénéfices.

André VAN REEB
Reconvilier, le 22 novembre 2004