Libre circulation: un référendum contre-productif

Libre circulation: un référendum contre-productif

Depuis plusieurs mois, les directions de l’Union syndicale suisse (USS) et d’UNIA menacent de recourir au référendum contre l’extension de l’Accord bilatéral portant sur la libre circulation des personne aux dix nouveaux membres de l’Union européenne (UE) si des mesures d’accompagnement renforcées ne sont pas prises. Cette attitude – qui découle de leur revendication politique traditionnelle de contrôle de l’immigration par l’Etat – est aujourd’hui reprise, dans une formulation nouvelle, par une partie de la gauche radicale, décidée à mener campagne pour le lancement du référendum dans le but de renforcer les droits de tous les salarié-e-s. Nous ne partageons pas ce choix, estimant que, quoi que l’on en dise, il n’y a au bout de cette bataille qu’un renforcement des logiques xénophobes et nullement des droits de tous les salarié-e-s.

Il n’est évidemment pas question pour nous de nier l’utilisation des flux migratoires par le capitalisme pour faire pression sur le niveau général des salaires, ni de contester l’état lamentable des droits des salarié-e-s en Suisse. Par contre, nous estimons qu’un référendum, qui sera d’abord et essentiellement perçu comme un refus de la libre circulation des personnes, n’est pas le moyen adéquat pour renforcer d’une quelconque manière le dispositif de défense des travailleuses et travailleurs, quels que soient leur origine et la couleur de leur passeport, face à l’offensive néolibérale.

De nombreux signes, électoraux, bien sûr, mais aussi des événements de la vie sociale, de la réalité de tous les jours – agressions racistes en forte hausse, comportements ouvertement xénophobes des forces de l’ordre, campagne sécuritaire stigmatisant les étrangers, menée par les autorités et certains médias – indiquent que, dès maintenant, la banalisation des réflexes identitaires, d’exclusion et de mise au pilori des «pas d’ici», a fait son chemin. Assez dramatiquement, même, dans la jeunesse. Il s’agit là d’une réalité tangible, que l’on ne peut repousser d’un simple mouvement d’épaules.

Un climat xénophobe qui imposera sa grille de lecture

Cette grille de lecture en terme de repli national(iste) et de détestation de l’étranger s’imposera d’autant plus facilement que les campagnes référendaires sont des instruments politiques grossiers, où la pédagogie politique a peu de place et où les raisonnements complexes à plusieurs niveaux sont écrasés par le mot d’ordre de vote lui-même. Autrement dit, le non à la libre circulation des personnes rendra inaudible la suite de la proposition politique «parce que nous sommes pour des droits nouveaux pour les salarié-e-s».

Cette difficulté sera encore renforcée par deux autres éléments. D’abord les milieux de la droite extrême vont faire campagne non seulement pour la sauvegarde, par le maintien d’un contrôle rigoureux des flux migratoires, des avantages relatifs de l’impérialisme suisse; ils vont aussi dénoncer le risque de «paupérisation des gens simples» entraînés par l’accord. Bien sûr, pour des militant-e-s avertis, la différence est visible. Mais pour les autres ? Écoutons l’un des piliers de la droite réactionnaire, le sinistre et dangereux Luzi Stamm (UDC) expliquant, ce printemps, à l’assemblée générale de l’ASIN, citation de Marx et Engels à l’appui(!), que «quelles que soient les «mesures d’accompagnement», la libre circulation des personnes va immanquablement creuser les écarts entre riches et pauvres, ce qui est particulièrement fâcheux et dangereux. Pour les couches les plus fortunées de la population, la question de l’introduction ou non de la libre circulation des personnes ne joue guère de rôle et il se peut même que pour certaines rares entreprises, elle signifie une augmentation de la prospérité. Mais pour le citoyen moyen, elle sera synonyme de baisse de prospérité et les couches inférieures ne manqueront pas de se paupériser suite à l’immigration. J’ai pu moi-même constater en Californie combien les mouvements migratoires peuvent creuser l’écart entre riches et pauvres. Des exemples historiques ont également prouvé depuis longtemps que la prospérité des citoyens simples baisse à chaque fois que la main-d’œuvre étrangère est autorisée à immigrer à sa guise.». Naturellement, la dénonciation de cette démagogie est possible, l’absence de revendications en terme de droits des salarié-e-s est patente, mais, à première vue, pour le grand public, la proximité des deux discours référendaires est ce qui l’emporte. C’est du reste bien cette confusion que craignaient, dans les instances syndicales, les opposants au lancement du référendum.

Victoire du référendum et droits nouveaux

La deuxième difficulté qui surgit lors de l’examen de cette proposition de référendum, c’est la déconnexion entre le résultat effectif, le rejet de l’accord de libre circulation, et l’objectif visé, l’obtention d’une meilleure protection des salarié(e)s dans ce pays. Il ne suffit pas d’ajouter l’adjectif «concret» pour que, dans la réalité, le référendum entraîne un quelconque changement positif pour les travailleurs et les travailleuses. Certes, la bourgeoisie suisse sera en difficulté face à l’UE, mais cela ne signifie pas ipso facto une amélioration du sort du salariat. Le rapport de force vis-à-vis des employeurs pour imposer un salaire minimum, un renforcement des droits des travailleuses et travailleurs temporaires, ou une véritable protection contre les licenciements, ne sera pas modifié pour l’essentiel. Dès lors, pour nous, la prise de risque que constitue une mise en accusation des immigré-e-s, des réfugié-e-s et sans-papiers est immense, en comparaison d’un résultat aussi hypothétique. Il n’y aura pas de nouveaux droits sur les lieux de travail sans activités et luttes syndicales. Or, on ne voit ni pourquoi ni comment un refus de l’accord bilatéral sur la libre circulation y contribuera d’une quelconque manière. Des objectifs immédiats, comme la transparence des conditions de travail (salaire, horaires, vacances, etc.) et leur communication aux syndicats, l’extension facilitée des CCT (conventions collectives de travail), l’introduction d’un salaire minimum généralisé net et de classes salariales précises ainsi que d’une véritable protection contre les licenciements font partie des ressources nécessaires pour combattre le dumping social. C’est à cela qu’il faut s’atteler dès maintenant, au niveau syndical, au niveau des négociations conventionnelles et au niveau politique.

En porte-à-faux avec les luttes antiraciste, des «sans droits» et «sans papiers»

Le rejet de la libre circulation rend de fait et durablement impossible une jonction entre les forces qui se battent contre toutes les formes de discriminations, dues à la politique actuelle des autorités, au racisme d’Etat et celles qui refusent les diktats néo-libéraux.

Rappelons pour mémoire que la politique officielle fut longtemps soutenue par une partie, alors majoritaire, du mouvement syndical (souvenons-nous de son attitude plus qu’accommodante à l’égard de l’inacceptable statut de saisonnier).

S’il devait soutenir la démarche du référendum, notre mouvement devrait alors refuser, très concrètement, de signer l’affiche «Pour la libre circulation, l’ouverture des frontières et l’égalité des droits» réalisée par trente-trois organisations pour lutter contre la nouvelle Loi sur les étrangers.

Très concrètement, notre mouvement devrait aussi se distancer de l’Appel de l’assemblée des acteurs et des mouvements du Forum social européen de Saint-Denis (novembre 2003), qui réclame cette même liberté de circulation.

Mais, nous répliquera-t-on, c’est de l’universalisme juridique de dame patronnesse ou une conception désincarnée – car abstraite des processus de réorganisation du marché du travail et des rapports de forces sociaux – de la libre circulation. Ôtons de ces mots leur déguisement abstrait et savant: que signifient-ils d’autre que, compte tenu de l’offensive dérégulatrice du capital, les futurs bénéficiaires de la libre circulation sont priés d’attendre que le mouvement syndical indigène ait obtenu suffisamment de nouveaux droits et de nouvelles garanties avant de se présenter aux frontières? «Nous vous contacterons dès que nous serons prêts, promis, juré! En attendant, ma foi, nous n’avons pas mieux que la clandestinit酻 On caricature, évidemment. Mais pourquoi ne pas considérer que la migration, même à la recherche de mauvaises conditions de travail en regard des critères du lieu, est aussi un impératif? Un impératif de survie, quelquefois. Faut-il dire à la multitude de femmes et d’hommes, paupérisés par les mécanismes du sous-développement et de l’endettement impérialistes de prendre sagement leur ticket dans la liste d’attente?

Le rejet de la libre circulation ne s’oppose en rien aux mesures, policières, de répression et, sociales, de précarisation d’une masse croissante de salarié-e-s divisés selon leur origine et leur statut et condamnés aux zones grises et noires du travail, à l’époque de la mise en concurrence accrue des salarié-e-s entre eux. La lutte pour les mêmes droits pour tous et toutes ne peut être hiérarchisée dans le temps. Elle commence inconditionnellement ici et maintenant.

Martin BOEKHOUDT, Valérie BUCHS, Jean-Michel DOLIVO, Philippe SAUVIN, Daniel SÜRI