Formation professionnelle: voies de garage et sélection accrue

Formation professionnelle: voies de garage et sélection accrue

Prendre toujours plus en compte les seuls besoins des entreprises, s’y conformer avec empressement, comme le fait la nouvelle Loi sur la formation professionnelle, ne crée pas véritablement des places d’apprentissage. On a donc vu fleurir, au niveau cantonal, les solutions transitoires. Elles regroupent, entre autres, la dixième année scolaire, la fréquentation des écoles de langue, le séjour linguistique, le stage, le séjour au pair, le pré-apprentissage, le semestre de motivation. Elles ont surtout pour effet de redoubler la sélection scolaire.

Cette transition entre l’école et l’emploi (TREE) fait l’objet d’une étude longitudinale de l’Office fédéral de la statistique. Ses résultats intermédiaires ont été publiés l’an passé. Parmi les nombreux éléments intéressants ainsi mis à jour, relevons:

  1. Le rôle éminemment sélectif, au niveau social, du système scolaire suisse. L’une des études sur la TREE constate que «l’accès aux écoles préparant à la maturité et aux écoles du degré diplôme est presque exclusivement réservé aux élèves ayant accompli au degré secondaire I une scolarité à exigence étendue (filières prégymnasiales)». L’origine sociale des jeunes joue ici un rôle de premier plan: «deux ans après la fin de l’école obligatoire, plus de la moitié des jeunes appartenant au quart le plus favorisé sur le plan socio-économique de la couche PISA-TREE fréquentent une école de degré diplôme, contre 8% seulement des jeunes faisant partie de quart le moins favorisé. A l’inverse, on observe parmi ces derniers une part deux fois plus élevée (15%) que parmi les premiers de jeunes qui n’ont pas (encore) commencé de formation certifiante au degré secondaire II deux ans après la fin de l’école obligatoire.» Ainsi les TREE reproduisent le mécanisme de la sélection scolaire, où l’on voit plus de la moitié des jeunes appartenant aux couches sociales supérieures entrer au gymnase, contre moins de 10% des jeunes de couches sociales inférieures. Ceux et celles qui suivent des écoles de maturité ou de diplôme sont ensuite recherchés par les entreprises pour suivre des formations internes, ce qui réduit d’autant l’offre de place d’apprentissage. Et les «bonnes» places d’apprentissage deviennent le domaine réservé des élèves talentueux des meilleures filières scolaires.
  2. L’inutilité relative des TREE. Après avoir rejeté l’idée, chiffres à l’appui, que les solutions transitoires ne servent pas en premier lieu à combler des retards individuels de nature scolaire, linguistique ou autre, l’enquête poursuit: «Les quelques 20’000 jeunes qui, année après année, ne parviennent pas à entre directement dans une formation postobligatoire certifiante,et dont la plupart n’ont pas de retard particulier à combler soulèvent des questions fondamentales à l’égard du système (…) ne serait-il pas avantageux d’utiliser à l’avenir une partie des investissements énormes qui ont été affectés jusqu’ici au développement de solutions transitoires pour développer au degré secondaire II une offre de formations certifiantes qui soit véritablement adaptée aux besoins?». Par exemple sous la forme d’ateliers publics d’apprentissage?
  3. L’exclusion n’est jamais loin. Si, dans la formation professionnelle, 60% des jeunes suivent des parcours linéaires et sans failles après la fin de la scolarité, les 40% restant ont un parcours caractérisé par des discontinuités, des retards ou des changements d’orientation ou encore par l’absence de formation dans un délai de deux ans. Ceux qui connaissent ces parcours de formation problématiques ont des caractéristiques récurrentes: «Les jeunes qui ne parviennent pas, ou qui ne parviennent que tardivement à entreprendre une formation postobligatoire certifiante présentent un «profil à risque» bien marqué. Tendanciellement, ils sont plutôt de sexe féminin, résident plutôt en Suisse alémanique, n’ont reçu qu’une formation élémentaire au degré secondaire I, ont des compétences médiocres en lecture et appartiennent à des familles défavorisées sur le plan socio-économique et/ou à des familles d’immigrés. Ces jeunes ont une plus forte probabilité que les autres de suivre un parcours postobligatoire discontinu et d’entrer tardivement dans une formation certifiante – si tant est qu’il y entrent un jour.». Avec toutes les réserves nécessaires, on peut penser qu’environ 20% des jeunes concernés par la formation professionnelle sont en situation de risque: ce sont ceux et celles qui vont osciller entre formations brèves ou élémentaires sans beaucoup d’avenir, petits boulots et nouvelles tentatives de formation, formation retardée, puis abandonnée et chômage. Mais le jeu ne dure pas indéfiniment: à partir de l’âge de 23 ans, on estime que celui qui a raté le train de la formation n’arrivera plus à changer sa situation. Formation «la vie durant» ou pas, il n’y a pas de session de rattrapage à cette sélection-là.

Les laissés-pour-compte du système de formation suisse sont sous-évalués dans la cohorte de l’enquête PISA-TREE (1%). D’autres recherches donnent un taux de 3,4% des jeunes restant durablement sans formation (canton de Berne), alors que les enquêtes portant sur la population active et le niveau de formation indiquent que 11,1% des jeunes adultes de 21 à 25 ans n’ont pas de formation postobligatoire. Cette absence de formation est la principale source de chômage des jeunes et elle est toujours plus présente lorsque la pauvreté frappe. On assiste ainsi à la reproduction, d’une génération à l’autre, d’un cercle vicieux entre le manque de formation et le manque de revenus. Ce qui est frappant aussi, c’est la rapidité avec laquelle le chômage des jeunes entraîne une véritable désinsertion sociale. Un élément qui explique la croissance du nombre de jeunes bénéficiant des aides sociales.

On constate ainsi que l’accouplement de la formation et de l’emploi revient à une forme de «double peine» pour ceux et celles que le système dual rejette, n’obtenant ni formation ni emploi convenables. La seule issue possible, comprise aussi comme une lutte contre l’hyperselectivité actuelle, réside dans la séparation radicale du droit à la formation de l’obtention d’un emploi. Il n’appartient pas aux jeunes générations de payer la facture sociale d’un capitalisme incapable de leur procurer un emploi.

Daniel SÜRI