Conflit meurtrier au Darfour: les enjeux extérieurs

Conflit meurtrier au Darfour: les enjeux extérieurs

Comme bien d’autres conflits en Afrique, celui-ci n’est pas d’un autre temps. Il est contemporain du néolibéralisme et de la mondialisation capitaliste. Le spectacle éthno-confessionnaliste en relève aussi. C’est cette contemporanéité qui explique l’agitation spectaculaire de la «communauté internationale» en général – de la France et des Etats-Unis en particulier – qui prétend chercher une solution rapide à la tragédie soudanaise – par pur humanisme bien sûr. Comme l’a rappelé avec insistance la porte-parole adjointe du Quai d’Orsay, en réponse à une question sur d’éventuelles motivations économiques françaises: «la préoccupation prioritaire de la France est de contribuer à résoudre le drame humanitaire que connaît le Soudan. C’est pourquoi, elle est mobilisée sur les plans à la fois humanitaire, sécuritaire et politique, avec ses partenaires de la communauté internationale» (Point de presse du 11 août 2004). Langue de bois diplomatique qui fait penser à celle de Colin Powell, à la veille de l’invasion de l’Irak. Après la publication d’un premier article sur les causes internes du conflit du Darfour (cf. solidaritéS n° 53), nous revenons ici plus particulièrement sur ses dimensions internationales.

Colin Powell, subitement sensible aux victimes de la guerre, est allé jusqu’à menacer de porter plainte contre le gouvernement soudanais pour génocide contre les populations noires du Darfour. Presque au même moment, John Kerry en campagne déclarait dans une église baptiste noire: «Si j’étais président, j’agirais maintenant, comme je l’ai dit depuis des mois, je ne resterais pas assis à ne rien faire». A peine sorti de son intervention cardiaque, Tony Blair s’est précipité à Khartoum, il y a quelques jours, afin de faire avancer «la solution de la crise»… Un tel investissement de la dite «communauté internationale» ne peut s’expliquer par un accès de compassion des maîtres du monde à l’égard des malheurs de quelques peuples africains.

L’Occident derrière les dictatures

Bien qu’ayant échoué dans sa tentative de coloniser le Soudan, en 1898-1899, la France a réussi à devenir l’un des meilleurs partenaires de ses différents régimes dictatoriaux, après l’indépendance. Depuis la dictature de Nimeiry, de 1972 à 1985, elle a bénéficié d’un soutien sans faille, notamment après le massacre des communistes. Ainsi, la France et d’autres «démocraties occidentales» ont-elles refusé leur soutien économique au régime «parlementaire» modéré qui a succédé à Nimeiry. Elles ont vite fait cependant d’appuyer les héritiers du putsch militaire de 1989 contre le processus de «démocratisation», dirigé par El Béchir, allié de El Tourabi, ex-ministre de la Chari’a sous Nimeiry.

Ainsi, par fidélité aux régimes dictatoriaux, même après la guerre froide, de 1989 à nos jours, l’Etat français est demeuré un bon partenaire du régime de Khartoum, aussi bien dans sa guerre contre le Sudan People’s Liberation Army/Movement (SPLA/M, rébellion sudiste), que dans sa collaboration aux institutions de Bretton Woods. Alors que l’autre allié historique des régimes dictatoriaux soudanais, les Etats-Unis d’Amérique – longtemps principal soutien financier de Khartoum – avaient décidé, en raison de son panislamisme, de le sanctionner financièrement, après qu’il ait refusé de rallier la coalition contre Saddam Hussein pendant la première Guerre du Golfe.

Rivalités franco-US

Cette «amitié» franco-soudanaise peut s’expliquer par la situation géographique du Soudan, en bordure de la Françafrique – du Zaïre de Mobutu, de la Centrafrique et du Tchad –, longtemps disputé par la France et la Lybie. C’est d’ailleurs du Darfour, que l’inamovible dictateur tchadien Idriss Déby est parti à la conquête du pouvoir, réélu constamment par la cellule africaine de l’Elysée, plutôt que par le peuple tchadien. Ainsi, parmi les dirigeants de la rébellion du Darfour, on compte d’anciens membres de la garde rapprochée d’Idriss Déby, des Zaghawas comme lui, de nationalité soudanaise. D’où le rôle de médiateur qui lui avait été confié au début du conflit. Car, à la différence de Washington, Paris et Ndjamena ont toujours entretenu des liens «amicaux» avec les deux camps belligérants. Néanmoins, plus d’un an après, la crise persiste. Duplicité de Paris et de Ndjaména ou influence croissante des Etats-Unis sur les rebelles? Peut-être les deux.

En effet, bien que les Etats-Unis soient passés, pendant la guerre froide, d’un appui inconditionnel aux régimes dictatoriaux de Khartoum, en guerre avec le SPLA, au soutien à celui-ci, au lendemain de la Guerre du Golfe, ils ont aussi participé à la restauration de la paix entre Khartoum et certains de ses voisins, tel l’Ouganda. Ceci n’exclut pas pourtant une certaine duplicité, relevée par l’ex-président Jimmy Carter, porte-parole des «pacificateurs». «Le jour même de la signature de l’accord entre Kampala [capitale de l’Ouganda] et Khartoum, [il a pu estimer] que ‘le plus gros obstacle à la paix au Soudan c’est la politique du gouvernement américain lui-même. Les Etats-Unis veulent renverser le régime de Khartoum. Tous les efforts de paix sont donc voués à l’échec» (Nicolas Vescovacci, «Le Soudan veut briser son isolement», Le Monde Diplomatique, mars 2000). Cette duplicité reflète aussi la diversité des intérêts du capital US, favorables à la fin de la guerre entre le SPLA et le pouvoir central – dans le cadre du Sudan Peace Act, adopté par le Congrès américain en 2001 – mais hostiles à Khartoum au Darfour, pour lequel les Etats-Unis, à en croire Colin Powell, auraient déjà dépensé 144,2 millions de dollars (Wall Street Journal, 5 août 2004).

Les USA rongent leur frein

En matière de politique étrangère, pour les Etats-Unis en particulier, il n’y a pas d’aide sans profit. C’est pourquoi, si Washington a contribué à l’instauration de la paix dans le Sud Soudan et déclare la vouloir aussi pour le Darfour, c’est parce qu’il s’agit de zones pétrolifères. Ainsi Colin Powell a-t-il déclaré au Wall Street Journal: «Nous attendons avec impatience la réalisation d’un accord général de paix entre le Nord et le Sud, le règlement de la crise au Darfour et la normalisation de nos relations». Il voulait bien sûr parler des relations économiques favorables aux intérêts US.

Si, dans les années 1980, le SPLA avait été accusé d’avoir déclenché la guerre, c’était parce que cette situation compromettait l’exploitation du pétrole découvert dans le Sud Soudan par la grande firme pétrolière Chevron Overseas – actuellement ChevronTexaco. Aider alors le pouvoir central de Khartoum à vaincre le SPLA, soutenue par le régime éthiopien de Mengistu, aligné sur Moscou, relevait d’une nécessité économique et stratégique – le Soudan est riverain de la Mer Rouge. Avec la fin de la guerre froide, la chute de Mengistu et le panislamisme du tandem Béchir-Tourabi, solidaire de Saddam Hussein, le soutien au SPLA, puis le rétablissement de la paix, répondaient aux nouvelles circonstances. En 1999, en effet, le régime de Khartoum avait réussi, tout en guerroyant et sans intéresser les pétroliers américains à la fête, à faire du Soudan un pays producteur et exportateur de pétrole, dont l’Etat chinois était le principal bénéficiaire.

Ainsi, le principal producteur soudanais, le Greater Nile Consortium, appartient pour 40% à la China National Petroleum Corporation, pour 30% à la Petronas, une entreprise malaisienne, à 25% à la canadienne Talisman Energy, et pour 5% à l’Etat soudanais. Autrement dit, le régime de Béchir affiche une nette préférence pour les capitaux du Sud, notamment de l’Asie, ce qui est censé favoriser une plus grande autonomie, toujours relative, de l’oligarchie locale.

D’importants intérêts chinois

Le partenariat avec la Chine – de plus en plus présente en Afrique (Congo, Gabon, etc.) – se renforce au gré des nouveaux chantiers pétroliers. L’Inde vient aussi de racheter les parts de la Talisman Energy dans le Greater Nile Consortium. C’est un crime de lèse-hégémonie états-unienne de la part de l’Etat soudanais, au moment où Washington affirme sa volonté de renforcer sa domination sur le pétrole mondial. Ceci explique que les Etats-Unis soient devenus des croisés de la paix dans la région, proposant même au Conseil de Sécurité de l’ONU d’envisager des sanctions à l’encontre du pétrole soudanais. A l’inverse, après s’être abstenue, plutôt que d’opposer son veto lors du vote de la nouvelle Résolution 1564 du Conseil de Sécurité sur le Soudan, la Chine a promis d’opposer son veto à toute sanction grave contre le pétrole soudanais, qui est aussi le sien.

Cette structuration du partenariat économique ne se limite pas au secteur pétrolier. Elle s’étend aussi au secteur financier – les capitaux du Golfe s’approprient des banques, par exemple – aux bâtiments et travaux publics, à l’électricité, au secteur ferroviaire… Une privatisation-libéralisation peu respectueuse de la domination exclusive des firmes occidentales pour l’appropriation des entreprises publiques et des marchés les plus juteux.

Il semble que la politique des sanctions imposées au Soudan par les Etats-Unis, au nom de «la lutte contre le terrorisme», au lendemain des attentats contre les ambassades des Etats-Unis au Kenya et en Tanzanie, suivie du bombardement américain à Khartoum, en 1998, ait joué contre les intérêts US et occidentaux en général. Le choix de restaurer la paix entre le SPLA et le gouvernement de Béchir, plutôt que d’attendre le renversement de ce dernier, a été motivé par la volonté de ne pas réintégrer trop tard le marché soudanais. C’est aussi la cause de l’impatience exprimée par Colin Powell. Et la réunion des donateurs du Soudan, prévue à Oslo en septembre, relevait aussi sans doute de la volonté de reprise en main de la situation par l’impérialisme traditionnel. Dans sa déclaration sur le Soudan, le G8, réuni à Sea Island, appelle ainsi à «se pencher sur les racines du conflit dans le Darfour et à y trouver une solution politique».

La France en pointe

L’Etat français n’a pas besoin d’attendre cette reprise en main. Le maintien d’une attitude compréhensive à l’égard du régime de Béchir lui a permis de tirer le profit qu’il pouvait escompter. Dès 1994, grâce à la coopération policière franco-soudanaise, il a ainsi obtenu la livraison de Carlos. Il a aussi profité de la restructuration économique entreprise par le gouvernement, suite au retrait des institutions de Bretton Woods. Cela va de la réalisation d’un complexe industriel – avec des capitaux publics et privés – pour la production de matériel militaire, si bien dénommé Jihad, à l’acquisition par Total d’un site d’exploitation pétrolière, de l’obtention d’un marché hydro-électrique par Alstom au permis de prospection minière décerné au Bureau de Géologie et de Recherche Minière, de la vente des Airbus à l’obtention des marchés du bâtiment et du génie civil par les Grands Travaux de Marseille.

Aussi, au début de l’année 2004, en pleine période de violences au Darfour, une quarantaine d’entreprises françaises, en compagnie du ministre français du commerce extérieur, ont-elles participé à la Foire Internationale de Khartoum. Peu après, Dominique de Villepin y louait lyriquement le sens humanitaire de Béchir. Le MEDEF en attend sans doute des retombées… En effet, le Soudan est malgré tout une économie prospère, selon les critères des institutions économiques internationales: croissance de la production agricole, croissance du PNB et des investissements directs nationaux et étrangers… Avec l’argent du pétrole, des chantiers publics vont s’ouvrir, des équipements vont être renouvelés… A moins que Khartoum ne reproche à la France, en dépit de l’abstention chinoise, d’avoir voté la résolution 1564…

Ainsi continue l’histoire tragique de la domination du capital occidental en Afrique, dont les visées impérialistes sont rendues plus injurieuses encore par la mise en spectacle de la charité. Tout ceci contribue à consolider l’image d’une barbarie africaine intrinsèque, répandue bien au-delà des milieux racistes avérés. Dans bien des secteurs prétendument anti-impérialistes, on peut ainsi justifier une quasi-indifférence à l’égard des nouveaux malheurs de cette grande partie de l’humanité en s’abritant derrière la formule: «L’Afrique c’est trop compliqué!». Il s’agit pourtant de rien d’autre que de la complexité héritée d’un demi-millénaire de mondialisation du capital.

Jean NANGA