Voix endormies, souvenirs républicains

Voix endormies, souvenirs républicains

Le 1er avril 1939, la victoire du général Franco met fin à la guerre civile espagnole. De nombreux républicains partent en exil, mais un nombre plus important d’entre eux restent en Espagne. Que sait-on de la vie de ces femmes et de ces hommes? Rien ou presque. Un silence de plomb a pesé sur ces millions d’Espagnol-e-s qui vécurent bâillonné-e-s dans le silence, la peur et la marginalité dans leur propre pays. Il aura fallu attendre trois générations pour que les souvenirs se libèrent. Voix endormies*, roman de Dulce Chacón, décrit la vie d’un groupe de femmes recluses pour motifs politiques dans la prison madrilène de Ventas dans l’immédiat après-guerre. Ayant milité plus ou moins activement dans le camp républicain, ces femmes continuent de lutter avec une dignité et un courage prodigieux contre l’humiliation, la torture et la mort. Car la guerre n’est pas terminée, ni en cellule ni dans les montagnes, où leurs maris, leurs compagnons, leurs frères ou leurs camarades, femmes et hommes, défendent, armes à la main, les valeurs républicaines.

Publié en 2002, Voix endormies a connu un succès exceptionnel. Il faut souligner que Dulce Chacón crée ou recrée des personnages inoubliables dans une prose brillante, avec lesquels on fait peu à peu connaissance: Hortensia, milicienne pendant la guerre et guérrillera durant l’après-guerre, enceinte et condamnée à mort; Sole, militante communiste qui parvient à s’enfuir de la prison et rejoint la guérilla, mais aussi Elvira, Reme, Tomasa… Ces femmes se soutiennent les unes les autres pour supporter les horreurs quotidiennes de la vie carcérale: le froid, la faim, les maladies, les humiliations quotidiennes des surveillantes odieuses, les mauvais traitements, les tortures et les exécutions au compte-goutte. Ce roman rappelle également combien la répression qui s’est abattue sur les républicain·e·s dans les années d’après-guerre fut terrible.

À l’origine de cette oeuvre romanesque, figure la volonté de connaître l’histoire censurée et muselée par les autorités franquistes. Dulce Chacón a décidé, à l’instar d’autres contemporains, de rompre le silence imposé dès 1975 par la «transition démocratique» en récupérant la mémoire séquestrée de femmes et d’hommes mobilisé·e·s dans la lutte contre le fascisme. Ce livre s’inscrit d’une certaine manière dans l’indispensable devoir de mémoire qui a été initié ces dernières années en Espagne. S’inspirant de témoignages oraux recueillis par ses soins et s’appuyant sur la littérature historique spécialisée, cette écrivaine a choisi les voix de femmes. Figures de l’ombre et voix muselées dans l’historiographie dominante, les combattantes et les militantes anonymes regagnent, dans ce roman, le rôle d’actrices de l’histoire, de sujets politiques à part entière. Les personnages de Voix endormies montrent bien comment la guerre a altéré la vie quotidienne et élargi les champs d’activité féminins. Le choc frontal entre forces conservatrices et révolutionnaires a eu pour conséquence de faire surgir chez de nombreuses femmes des attentes nouvelles par rapport à leur rôle dans la société et une conscience plus grande de leurs droits. Rappelons les changements survenus dans la situation des femmes pendant la seconde République: le droit de vote et d’éligibilité et l’accès à des nouveaux horizons professionnels. Les premiers mois de la guerre voient même la participation féminine à la lutte armée. L’avènement du franquisme provoque un mouvement de recul prononcé. Dès 1939, tout est en effet mis en place pour cantonner la population féminine dans la sphère domestique, dans le rôle d’épouse et de mère.

Magdalena ROSENDE

* Dulce Chacón, Voix endormies, traduit de l’espagnol par Laurence Villaume, Plon, Paris, 2004.