Modell Deutschland... la gauche allemande en crise

Modell Deutschland… la gauche allemande en crise

Il y a quinze ans, des milliers de citoyen-ne-s de la RDA profitaient de leurs vacances pour s’évader de l’Est grâce à la brèche ouverte dans le Rideau de Fer par la Hongrie. Les effets de cet exode inattendu n’ont pas tardé en RDA: peu après la crise des refugié-e-s, la dissidence s’est lancée dans la rue pour manifester. Chaque lundi soir, les manifs ont provoqué, au cri de «Nous sommes le peuple», la crise finale du régime. C’étaient les Montagsdemos. C’est dans ce contexte-là que, le 9 novembre 1989, la multitude s’est décidée à traverser pacifiquement la frontière berlinoise. Le Mur, emblème par excellence de la Guerre Froide, était tombé.

Modell Deutchland vs. Modell Amerika

Un temps, la solidité du système politique allemand était enviable: au début des années 1970, avec une participation électorale très élévée (91,1%), trois partis (SPD, CDU/CSU et FDP) obtenaient 99,1% des voix dans un pays avec «seulement» un million d’étrangèr-e-s (aujourd’hui, presque 8). Les conflits de classe étant intégrés dans le cadre néocorporatiste de l’«action sociale concertée», la variante développée de l’ancien capitalisme rhénan semblait avoir réussi à offrir un capitalisme à visage humain. Et pourtant, ça n’a pas duré: les années 1970 sont celles de la crise du fordisme allemand, voire de l’ensemble du Modell Deutschland.

En 1982, suite à l’échec de la social-démocratie (SPD), Helmut Kohl vient au pouvoir dans un contexte marqué par le néolibéralisme du tandem Reagan-Thatcher. Le déplacement vers le Modell Amerika commence. Face à cette offensive conservatrice les «nouveaux» mouvements sociaux (pacifisme, écologisme, féminisme…) ont opposé de nouvelles formes de faire la politique, dont les Verts ont été l’expression électorale la plus achevée. Démocratie participative, non-violence, parité, critique du productivisme… ont impulsé une refondation programmatique de la gauche. C’est à ce moment qu’une nouvelle génération social-démocrate (Lafontaine, Glotz…) a tenté de mettre en place un nouveau Grundsatzprogramm (programme fondamental), celui de Berlin (1989), un peu plus rouge et un peu plus vert.

Du néolibéralisme à l’altermondialisme

Les années 90 vont être très dures pour la gauche allemande. D’une part, elle n’a pas compris l’importance de la question allemande, soulevée par la fin de la Guerre Froide, qui permettra à Helmut Kohl de gagner les élections. De l’autre, la répression contre les mouvements va intensifier l’opposition entre courants autonomistes et réformistes. Au sein des Verts, la division entre les tendances, fundis (radicale) et realos (moderée), arrive à son maximum. Grâce à l’habileté tacticienne de la «Joschka-Truppe» (le groupe articulé autour du ministre J. Fischer), les Verts ont pu initier un tournant à droite, oubliant complètement leurs origines et devenir un parti de plus de l’establishment.

En même temps, dans le SPD s’est ouverte une crise profonde qui ne finira qu’avec la démission de Lafontaine en 1999. Avec lui, c’est tout le projet d’une social-démocratie renouvelée qui disparaît. C’est le triomphe du style politique basé sur l’improvisation programmatique et le tacticisme pragmatique propre au gouvernement Schroeder. Les thèses sociales-libérales consacrées dans les «papiers Schroeder-Blair» (directement inspirés de la troisième voie d’Anthony Giddens) donneront à tout cela une couverture théorique conforme au marketing politique de la Neue Mitte (nouveau centre).

Social-démocratie en crise

Quinze ans après, craignant l’impact des réformes néolibérales prévues par l’Agenda 2010 et le paquet Hartz IV, les allemand-e-s de l’Est sont sortis à nouveau dans la rue. Depuis des semaines, les Montagsdemos sont à nouveau là pour rappeler à Schroeder qui lui a permis de rester à son poste. En effet, aux dernières élections, les voix de l’Est ont été décisives pour la victoire du SPD et des Verts. L’aide aux personnes sinistrées lors des inondations en été 2002 et la prise de position contre une éventuelle guerre en Irak ont permis au SPD et aux Verts de gagner de justesse contre la droite.

Début 2004, la crise de la social-démocratie se précipite. D’abord, Schroeder, qui depuis la démission de Lafontaine était à la tête du parti, a demissionné, suite aux pressions de l’aile gauche et syndicale du parti. Un homme dit du «consensus», Hans Müntefering, s’est mis à la place de Schroeder pour convaincre la base des avantages des réformes néolibérales. Mais, au moment où cette mesure a été prise, le parti était déjà plongé dans un processus de fractionnement sans précédents.

Ainsi, la rupture de la famille social-démocrate, accomplie entre syndicats et gouvernement Schroeder depuis quelque temps déjà, s’est transposée sur le plan politique. Début juillet dernier, une association, l’«Alternative électorale Travail et Justice sociale» (Wahlalternative Arbeit und soziale Gerechtigkeit), a été fondée à Berlin pour mettre en place un nouveu parti à gauche du SPD.

Vers une nouvelle gauche?

D’autre part, le PDS, héritier du parti-Etat de RDA, a progressé en continu dans les sondages en vue des élections, arrivant même à 6% (avec au moins un quart des voix de l’Allemagne orientale). Il pourrait dépasser la barrière des 5% dans les petis Länder urbains, à Berlin, Bremen ou Hambourg… Ces intentions de vote se sont aussi vues confirmées par les dernières régionales en Thuringe, où le PDS est devenu la seconde force avant le SPD.

En revanche, les chances électorales d’un nouveau parti de gauche à l’Ouest sont plutôt réduites. Même si 26% des électrices-eurs se disent interessés par l’existence de cette option, seuls 3% seraient prêts à lui donner leur voix. Au sein des partis de gauche existants, les opinions sont aussi partagées. Tandis que quelques personnalités les plus influentes de la gauche (par ex. Lafontaine ou Gysi) n’ont pas hésité à se féliciter de l’éventuelle présentation d’une liste de gauche, d’autres voix moins connues, mais plus représentatives des réalités internes de ces partis (par ex. Petra Pau du PDS), se sont montrées plutôt sceptiques.

A l’extrême-gauche, Linksruck a réagi positivement à ce projet comme le montrent ses sept thèses pour la discussion sur un nouveau parti de gauche. D’autres collectifs ayant déjà l’expérience de présenter une liste, tels les écologistes d’Ökolinx, sont un plus réticents. Les raisons ne manquent pas. D’abord, parce que les limites du système électoral ne sont pas négligeables et que le risque d’échec est très grand. De plus, parce qu’en Allemagne, comme ailleurs, la crise de la représentation, de même que les exigences de la démocratie participative dans les conditions de lutte changeantes du postfordisme et de sa composition de classe, restent non résolues par les modèles d’organisation des partis. Néanmoins, les mobilisations de cet été donnent de l’espoir. Car comme on sait, c’est par en bas que tout commence toujours.

Raimundo VIEJO VIÑAS