B-A, BA des présidentielles US: Kerry-Bush, quelle différence?

B-A, BA des présidentielles US: Kerry-Bush, quelle différence?

En contre-point de l’article de John Pilger (pages suivantes), nous publions ici de larges extraits d’un texte récent de l’intellectuel critique américain Immanuel Wallerstein, qui explique la mécanique électorale US et les raisons poussant des secteurs progressistes à voter pour le démocrate Kerry… Non pas à cause de sa position sur la guerre et les questions économiques, qui ne se distinguent guère de celles des républicains, mais malgré celles-ci.*

Pour comprendre l’enjeu des présidentielles US, il faut en observer certains traits structurels les différenciant des principales élections dans quasi tous les autres pays. Le premier point, c’est la nature essentiellement présidentielle du système politique US […] Elle explique le système bi-partisan des USA. L’élection du président pour quatre ans relève du «tout ou rien». Si vous ne bâtissez pas une large coalition, vous perdez. Un tiers parti pourrait faire basculer un scrutin, en faveur d’un parti qui autrement serait battu.

Les USA votent, sept Etats comptent

De plus, les USA conservent une relique du XVIIIe siècle: un collège électoral, auquel les électeurs de chacun des cinquante et un Etats élisent des (grands) électeurs qui, eux, éliront le président. Le nombre d’électeurs, dans chaque Etat, est égal au nombre de ses députés à la Chambre (plus ou moins proportionnel à la population), augmenté de deux. Ce «plus deux» permet de garantir que les plus petits Etats ont un poids relatif un peu plus important que les grands… Et, comme la population des Etats est lié à la concentration des gens dans les villes et banlieues, le système accorde un poids relatif plus important aux zones rurales et petites villes. En conséquence, quelqu’un peut être élu président avec moins de voix que son concurrent. Comme à plusieurs reprises, en 2000 notamment…

Et puis, il y a aussi un troisième trait structurel. Dans chaque Etat, une majorité des votants choisit tous les grands électeurs de celui-ci. Ainsi, les élections «comptent» dans les seuls Etats au vote serré. En 2004, la compétition sera sans doute serrée dans dix-neuf Etats au maximum, et assurément serrée dans sept. Un déplacement marginal de l’électorat dans sept Etats peut décider du prochain président…

Kerry impérialiste et guerrier

[…] Le parti démocrate vient d’avoir sa convention, qui a abouti à la désignation de Kerry. Les commentateurs unanimes disent qu’il s’est agi d’une convention ultra-consensuelle. Quasi aucune voix discordante ne s’est fait entendre sur aucun sujet. Les délégués ayant des réserves au sujet de Kerry les ont tues, tant est grande leur ferveur à chasser Bush de la présidence. […]

On doit se demander ce qui amené les démocrates à afficher une telle unité? Ce n’est pas la politique étrangère. Alors que la majorité des délégués et électeurs démocrates pensent que la guerre d’Irak fut une erreur morale et politique, ce n’est pas l’avis de Kerry et ses conseillers. Ce n’est pas non plus la position officielle du parti démocrate. En fait, Kerry dit plutôt que la guerre a été menée de façon inepte. Les USA, à son point de vue, auraient dû permettre aux inspections en Irak de se poursuivre. Ils auraient dû travailler de manière plus liée à leurs alliés traditionnels. Et Kerry promet d’y veiller. Ce qu’il propose, c’est de renforcer la puissance militaire des USA et absolument pas que les USA se retirent d’Irak…

Qu’est-ce qui peut bien unir les démocrates? Pourquoi les militants anti-guerre s’apprêtent-ils à voter Kerry, en dépit de sa position sur l’Irak, que même le Washington Post qualifie d’«occasion manquée»? L’économie? Des différences existent indubitablement à ce sujet. Mais les républicains s’efforcent d’en gommer l’importance. A la différence de ce qui se passait en 1936, les lignes ne sont pas clairement tracées. Durant les années Clinton, il n’y eu aucune avancée majeure en matière d’assurances sociales. Au contraire. Clinton a mis en œuvre des contre-réformes sociales depuis fort longtemps au programme républicain…

Libertés, multiculturalisme, écologie

Si les différences sont floues, en matière de politiques étrangère et économique, il y a un domaine, où, entre parti démocrate et républicain, aujourd’hui, elles sont tout à fait visibles. C’est le domaine social, avec trois composantes: multiculturalisme, libertés sociales et environnement. Dans ce dernier domaine, 95% des démocrates sont d’un côté, et une écrasante majorité des républicains sont de l’autre.

Si 90% des Noirs et 70-80 % des Latinos votent démocrate, c’est pour de bonnes raisons. En dépit de leur frustration profonde au constat que les démocrates ne font pas assez pour faire avancer leurs droits, ils savent bien que les républicains sont à l’œuvre afin de démolir ceux qu’ils ont déjà, en soutenant des lois qui les aliènent, en s’opposant à la discrimination positive, en visant à imposer des lois autorisant la seule langue anglaise, et en réduisant voire en stoppant les flux d’immigration venant du monde non-blanc.

En matière de «libertés sociales», les deux principaux sujets qui ont divisé les Américains, au cours des deux décennies écoulées, à savoir: l’avortement (seul thème expliquant que les femmes sont plus enclines à voter démocrate que les hommes) et les droits des homosexuel-le-s, placent encore une fois l’immense majorité des démocrates d’un côté et la majorité des républicains de l’autre. Un troisième problème a récemment émergé: celui des recherches sur les cellules souches (auxquelles Bush et le parti républicain sont activement opposés). Ces questions de «libéralisme social» au sens anglo-saxon, sont liées aux revendications en matière de «libertés civiles», menacées aujourd’hui par les politiques du procureur général Ashcroft et le Patriot Act.

Enfin, il y a l’environnement, thème politique «inventé» par les républicains à l’aube du XXe siècle, mais que la plupart des républicains ont abandonné depuis longtemps, l’administration Bush s’étant efforcée de démanteler toute avancée réalisée sous Clinton en la matière.

Ce sont ces problèmes de société, et non ceux de la politique étrangère ou économique, qui expliquent l’importance aux yeux des électeurs américains, des nominations judiciaires, en particulier à la Cour Suprême et aux neufs cours d’appel. Le parti républicain s’est fermement engagé à nommer des juges hostiles à toute extension de droits dans ces domaines. Si le parti démocrate remporte les élections présidentielles, en novembre prochain, ce sera dû, dans une large mesure, au soutien enthousiaste – ou plutôt désespéré – des gens qui ont à cœur ces questions […]

Immanuel WALLERSTEIN

* Immanuel Wallerstein est prof. de sociologie à l’Université d’Etat de New York et directeur du Fernand Braudel Center for the Study of Economies, Historical Systems, and Civilizations à Binghampton. Intellectuel critique, auteur de nombreux livres et articles, Immanuel Wallerstein a prolongé les travaux de Fernand Braudel sur l’«économie monde» analysant la constitution du capitalisme dans la longue durée. L’original de cet article, daté du 1.8.04, se trouve sur http://fbc.binghamton.edu/142en.htm. Traduction, coupures et intertitres de notre rédaction.