Gouvernement Rouge au Sud du Brésil

Gouvernement Rouge au Sud du Brésil


Le Forum Social Mondial de Porto Alegre accueillera des centaines de délégué-e-s des mouvements sociaux d’Amérique Latine et du monde, du 25 au 30 janvier prochain, au coeur d’une expérience politique et sociale originale


par Michael Löwy


Depuis dix ans, le Parti des Travailleurs brésilien (PT) est à la tête de l’hôtel de ville de Porto Alegre, capitale de l’Etat du Rio Grande do Sul (à la frontière avec l’Uruguay) et une des plus grandes villes du pays. Le PT est un parti assez hors du commun, fondé en 1980 par des syndicalistes, des chrétiens de gauche et des militants marxistes, tous convaincus que l’émancipation des travailleurs sera le fait des travailleurs eux-mêmes et motivés par le désir d’inventer un socialisme différent, radical, démocratique et libertaire, qui rompe avec les vieux modèles du stalinisme et de la social-démocratie. Le maire sortant, Raul Pont, ancien directeur du syndicat des enseignants, appartient au courant le plus radical du PT, la tendance Démocratie Socialis-te, affiliée à la Quatrième Internationale.


Un précédent : Porto Alegre


Les «rouges» du PT (de la couleur du drapeau du Parti) ont gagné l’hôtel de ville à trois reprises grâce à leur gestion des affaires municipales, radicalement différente de celle des différents politiciens bourgeois : pas de corruption, ni de népotisme, priorité aux besoins des quartiers pauvres et du prolétariat et, surtout, une expérience innovatrice de démocratie directe appelée le budget participatif.


C’est un système qui laisse décider la population, dans chaque quartier de Porto Alegre, au sein d’assemblées ouvertes à toutes et à tous, des priorités pour le budget public alloué à leur localité. En d’autres termes, c’est la population elle-même qui décide, dans une démonstration originale de démocratie directe, si les fonds alloués par le budget doivent être affectés à la construction d’une route, d’une école ou d’un centre hospitalier. Des assemblées ultérieures permettent à la population de surveiller la mise en place des projets choisis, tandis qu’un Conseil municipal du budget participatif, formé de délégués élus par les assemblées, gèrent la distribution du budget aux différents quartiers, suivant à cet effet des critères décidés en commun.


Evidemment, Il n’y a qu’une minorité de la population (quelques dizaines de milliers de personnes à Porto Alegre) qui prennent part aux assemblées du budget participatif, mais depuis que ces assemblées ont été ouvertes à toutes et à tous, le système jouit d’une extraordinaire légitimité et popularité. Le budget participatif est, sans aucun doute, une des principales raisons des victoires du PT dans les courses électorales de Porto Alegre et, plus récemment, lors des élections du gouvernement d’Etat du Rio Grande do Sul. Cet Etat est un des plus important du pays, en terme de population et de développement économique. La majorité de sa population est constituée de descendants d’immigrants européens, notamment italiens et allemands. Il est traditionnellement de gauche, mais, à certaines occasions, la tendance dominante a été celle du «populisme ouvriériste» du Président Vargas et de son héritier politique Leonel Brizola. Ce n’est que depuis la fin des années quatre-vingt que le PT est devenu la principale force à gauche. Il est par ailleurs significatif que l’Etat du Rio Grande do Sul soit un des principaux bastions du Mouvement des travailleurs sans terre (MST) qui est, aujourd’hui, le plus important des mouvements sociaux au Brésil. Le MST n’est pas simplement l’expression organisée de la lutte des pauvres pour une réforme agraire radicale, mais il constitue également la référence centrale pour toutes les forces de la «société civile» brésilienne (incluant les syndicats, les églises, les partis de gauche, les associations professionnelles et les professeurs d’université) qui luttent contre le néolibéralisme.


Budget participatif dans tout le Rio Grande do Sul


Il y a quelques mois, Olivio Dutra, candidat du PT, a gagné les élections gouvernementales. Ainsi, pour la première fois de l’histoire du Brésil, un des plus importants Etats du pays est administré par une équipe qui se proclame du socialisme et base son action sur les intérêts du prolétariat. Olivio Dutra est un ancien directeur du syndicat des employés de banque et une figure bien connue de la gauche du PT et qui, lors d’une discussion que nous avons eue, il y a quelque mois de cela, s’est défini comme un «marxiste chrétien». Le vice gouverneur élu à ses côtés, Miguel Rossetto, appartient lui, comme le maire de la capitale de l’Etat, à la tendance Démocratie Socialiste. Une des premières initiatives prise par le nouveau gouvernement a été de concrétiser sa promesse d’introduire au niveau de l’Etat le budget participatif. Des assemblées de bases ont été organisées dans toutes les municipalités de l’Etat et dans les quartiers des grandes villes. Le succès de cette initiative a irrité l’opposition de droite, majoritaire au parlement de l’Etat. (Les élections législatives au Brésil favorisent traditionnellement la droite, à cause des modalités du système électoral, mais aussi à cause du poids du clientélisme et de l’apathie que suscite ces élections.) Un des leaders de la droite a essayé, par le biais des tribunaux, de bloquer le processus de démocratie directe. Après un certain nombre de tentatives, il a été débouté et les assemblées ont pu se tenir comme prévu.


Sous la pression de la dette


Le principal problème du nouveau gouvernement du Rio Grande do Sul, réside dans la dette astronomique à l’égard du Gouvernement fédéral, laissée par l’ancien gouverneur, Antonio Britto, politicien d’orientation néolibérale. Britto a promis de rembourser cette dette… en privatisant les principaux services publics de l’Etat, comme l’électricité et les transports ! Olivio Dutra et ses camarades, résolument hostiles aux politiques néolibérales de démantèlement et de privatisation des services publics, ont clairement rejeté cette solution, qui était défendue à la fois par la droite locale et par le gouvernement fédéral du Président Fernando Henrique Cardoso, ancien sociologue de gauche converti à la religion du marché et qui est aujourd’hui un fanatique de la globalisation néolibérale.


Ainsi, une réelle guerre de tranchée a été lancée entre le nouveau gouvernement du Rio Grande do Sul, qui ne veut pas continuer à payer cette dette absurde (pour laquelle il n’est pas responsable) et l’Etat fédéral, qui menace de ne pas rétrocéder à l’Etat la part du revenu national qui lui revient. Derrière ces aspects techniques et légaux compliqués, il s’agit en réalité d’une bataille politique entre le néolibéralisme de la classe dirigeante et une tentative (que l’élite considère comme «hérétique» et très dangereuse) de donner un exemple d’une alternative politique au service des besoins du prolétariat. C’est une lutte difficile et il n’est absolument pas certain qu’Olivio Dutra et ses camarades du PT puissent la gagner. De fait, le résultat de cette confrontation dépendra de ce qu’il se passera dans les autres régions du Brésil et de l’attitude que prendront les autres gouverneurs élus par l’opposition qui, d’une manière générale, sont plus modérés que celui du «Sud rouge».


Un Etat libre de transgéniques


Le nouveau gouvernement a également mis en place un programme environnemental intéressant. Depuis des années, les mouvements de défenses de l’environnement et le MST, se sont battus contre les organismes génétiquement modifiés (OGM) que les monopoles agro-industriels états-uniens, à l’instar de Monsanto, essayent d’introduire à tout prix au Brésil, avec le soutien discret du Président Cardoso et du gouvernement fédéral. Ce sont la protection de l’environnement, la santé des consommateurs et l’autonomie des paysans qui sont en jeu. Ces derniers sont menacés par les semences monstrueuses de la variété Terminator, modifiées génétiquement afin d’empêcher les fermiers d’utiliser une partie de leur récolte pour le semis de la prochaine saison et les obligeant de racheter chaque année leurs semences à Monsanto.


Olivio Dutra et son secrétaire à l’agriculture, proche du MST, ont ainsi décidé d’interdire toute importation de semences transgéniques. Au grand damne de Monsanto et compagnie, ils ont proclamé l’Etat du Rio Grande do Sul «libre de produits transgéniques» et ont commencé à mettre en place un système de certification, leur permettant d’assurer un label reconnu internationalement à leurs productions locales, comme celle du soja. Plusieurs entreprises de distribution européennes, alertées par le refus des consommateurs d’acheter des produits contenant des OGM, commencent à être intéressées à la production «traditionnelle» du Rio Grande do Sul. L’Association agricole, contrôlée par les grands capitalistes et propriétaires terriens, soutient les OGM et accuse l’initiative du gouvernement d’être «une conspiration machiavélique afin d’imposer, avec le MST, la réforme agraire…»


Nous savons bien sûr qu’il n’est pas possible d’aboutir au socialisme dans un seul pays, et encore moins dans un seul Etat. Ces expériences sont encore nouvelles et restent fragiles ; étant mises en place dans un pays ravagé par les politiques néolibérales, étranglé par la dette extérieure et dominé par une oligarchie vorace et parasitaire ; un pays où le niveau d’inégalité sociale est parmi les plus élevé du monde, prenant la forme d’un réel apartheid social. Mais pour ceux qui refusent d’accepter le capitalisme comme horizon de l’histoire humaine au-delà duquel on ne peut passer, qui refusent d’accepter le néolibéralisme comme la seule forme possible de modernité, les efforts innovateurs de la gauche socialiste, écologiste et démocratique brésilienne représentent un espoir pour le futur.


* Michael Löwy est un sociologue français d’origine brésilienne. Cet article a été publié en anglais dans Monthly Review de novembre 2000 (traduction Erik Grobet)