Le procès Dutroux: faire oublier la Marche blanche
Le procès Dutroux: faire oublier la Marche blanche
Il faut se méfier des procès à grand spectacle. Leur tintamarre assourdissant ne sert souvent quà couvrir tout ce que la justice instituée ne veut pas entendre et que le verdict est chargé dévacuer définitivement. Laffaire Dutroux, entamée comme une gigantesque protestation sociale a fini dans limpasse de la condamnation dun pervers isolé. Militant de la gauche anticapitaliste belge et de lObservatoire citoyen1, Daniel Tanuro nous explique comment on en est arrivé-là.
Lorsque lon voit «laffaire Dutroux» à distance, à travers le prisme déformant des médias, on a de la peine à simaginer que ce qui apparait comme un sordide fait divers à mis en ébullition tout un pays en octobre 1996. A cette époque, le dessaisissement du juge Connerotte va entraîner des réactions dans toute la Belgique, des arrêts de travail, des manifestations spontanées qui culmineront dans la grande «Marche blanche» de 300000 personnes à Bruxelles le 20 octobre. Comment est-on passé de ce grand mouvement à une «simple» affaire dassises?
Le procès dassises tel quil sest déroulé est le point daboutissement dune stratégie visant à désamorcer la «crise blanche». Cette stratégie a commencé juste avant la Marche du 20/10/96. La première étape fut la «table ronde sur les enfants disparus» le 18/10/96 au Palais royal. Cette manifestation permit de rétablir symboliquement le dialogue entre lappareil dEtat discrédité et les parents des victimes, propulsés au rang de dirigeants de masse. La seconde étape fut lentrevue entre «les parents» et le premier ministre Jean-Louis Dehaene. Plongé dans la préparation dun budget décisif pour la participation belge à leuro, Dehaene avait complètement raté le coche de la crise. Pour se rattraper, il promit une Commission parlementaire denquête. Le président de celle-ci reconnaît aujourdhui que la dite commission devait seulement servir de paratonnerre, mais elle ne put jouer ce rôle quau prix dun incroyable déballage sur le fonctionnement des appareils judiciaires et policiers. Ce fut la troisième étape. La quatrième étape fut le «saucissonnage» du dossier: instruction séparée des vols de voiture et des enlèvements denfants, dune part, renvoi du volet «protections» à un «procès-bis» qui doit encore avoir lieu, dautre part. La cinquième étape fut lincorporation des Verts au gouvernement sur un programme purement néolibéral. Cette étape nest pas à négliger dans lanalyse car le parti écolo fut le principal bénéficiaire électoral de lorientation démocratique, citoyenne et sociale que «les parents» avaient su donner au mouvement, en contrant les tendances populistes. La sixième étape fut la tentative avortée de ne pas traîner devant les assises lescroc bruxellois au bras long, Michel Nihoul. Au terme de ce long cheminement, il nest pas étonnant que le procès et lambiance autour du procès naient plus grand-chose en commun avec ce quon a vécu en 1996-97.
Quels ont été les objectifs poursuivis par lObservatoire citoyen durant cette période?
Pour répondre à cette question, il faut dabord souligner que la plupart des grands médias ont participé activement à lopération de normalisation. De nombreux journalistes ont milité ouvertement en faveur de la thèse du «pervers isolé» Marc Dutroux, donc de lacquittement de Michel Nihoul. De nombreux intellectuels nont dailleurs vu dans la mobilisation sociale quun déferlement populiste mettant en danger les droits démocratiques et la liberté sexuelle, ce qui les a amenés à choisir le camp de la stabilité de lEtat et de la caste politique. Face à cette situation, lObservatoire citoyen sest fixé pour tâches de diffuser une information objective sur le procès et de rappeler les aspirations sociales-citoyennes du mouvement de 1996. La première tâche a été accomplie avec beaucoup de succès. Personnellement, jestime que le bilan sur le second point est moins positif.
Dans un entretien accordé au journal «Libération» (18.6.04), le professeur de sciences politiques à lUniversité libre de Bruxelles, Joël Kotek, estime dune part que la thèse du réseau pédophile relève du fantasme et que dautre part, les gens ont trop espéré, que la montagne a accouché dune souris et que «laffaire Dutroux nest que laffaire Dutroux». Quen penses-tu?
LObservatoire a été très prudent par rapport à la thèse du «réseau». Ce qui est certain, cest que les quatre inculpés ont été condamnés notamment pour participation à une association de malfaiteurs pratiquant la traite des êtres humains. Ce qui est certain également, cest que les gens ont espéré infiniment plus que ce que le système et le régime pouvaient apporter. On pourrait citer quantité de documents et de déclarations montrant que la mobilisation extraordinaire de 96 allait bien au-delà de lexigence de vérité sur «les réseaux pédophiles». De façon beaucoup plus profonde, cette mobilisation exprimait une révolte peu consciente en termes de programme mais extrêmement massive contre linhumanité et la brutalité impitoyables de la société actuelle. Cest pourquoi il fallait être dans le mouvement, et aider «les parents» en premier lieu les Russo et Nabela Benaïssa à lui imprimer une orientation citoyenne et sociale. Le résultat des dernières élections montre que le danger populiste est bien réel. Les responsables ne sont pas ceux qui ont organisé la Marche blanche mais au contraire ceux qui nont eu de cesse den désamorcer le potentiel, pour pouvoir continuer la politique néolibérale.
Entretien réalisé par Daniel SÜRI
- LObservatoire citoyen vient de publier Clés pour le procès Dutroux, Martin, Nihoul, Lelièvre, Bruxelles, Observatoire cityoen et Couleus livres, 104 pages.