Lucens: accident nucléaire majeur

Lucens: accident nucléaire majeur

Le récent anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl (25 avril 1986) nous incite à rappeler notre accident nucléaire maison «du type le plus grave recensé en Occident pour une centrale [atomique]» comme le qualifiait, 20 ans après la catastrophe le président de la société promotrice, André Gardel1. Si vous doutez encore de la capacité qu’a la bourgeoisie suisse de vider la mémoire citoyenne, posez ces questions à votre entourage: Quelle a été le premier réacteur nucléaire construit en Suisse? Où a-t-il été construit? Qu’est il devenu? À quoi servait-t-il?

Si nous n’avons toujours la réponse à la dernière question, vous constaterez qu’après une génération, la plupart ignorent l’essentiel: ce réacteur était 100% helvétique, construit entre 1962 et 1967 à Lucens (VD), à 30 km de Lausanne, financé à 50% par la Confédération et totalement détruit le 21 janvier 1969 suite à la fusion d’un élément de combustible suivi d’un incendie.

Lucens figure d’ailleurs en bonne place dans la liste des accidents nucléaires majeurs: Chalk River (Canada) en 1952, Three Mile Island (USA) en 1979, Thernobyl (URSS) en 1986… Pourtant, comme pour tant d’autres catastrophes, ses responsables se sont bien gardés de faire leur devoir de mémoire. Plus grave, leurs omissions étaient recommandées par deux organisations des Nations Unies, l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA) et l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) qui, en 1958, concluaient «un accord qui contraint l’OMS à ne plus entreprendre de recherches, ni publier de documents pouvant gêner la promotion des centrales atomiques, et de conserver un caractère confidentiel à certaines informations sensibles […]. Cet accord retirait en conséquence à l’OMS la possibilité d’analyser, de manière indépendante, l’impact des installations atomiques sur la santé»2. L’OMS bafouait ainsi la fonction de prévention qu’elle s’était elle-même donnée: «fournir toutes informations, donner tous conseils et toute assistance dans le domaine de la santé [et] aider à former parmi les peuples, une opinion publique éclairée en ce qui concerne la santé».

Une passoire à neutrons

Les «barrières multiples» censées confiner les neutrons se sont avérées moins étanches que celles destinées à confiner les informations. Selon les rares annonces officielles reprises par les médias, il ne s’agissait que d’un petit réacteur «expérimental», pacifique et inoffensif, il n’aurait jamais été programmé pour produire le plutonium militaire destiné à l’armement des avions de chasse Mirages, en cas de fuite, la radioactivité serait contenue dans la caverne où il était construit, ainsi la population de la Broye aurait nullement été affectée par la catastrophe…3 Bref, quelles que soient les réponses à ces inconnues, on retiendra de Lucens une leçon utile pour les autres risques majeurs auxquels nous expose, de plus en plus, l’emballement productiviste (OGM, EPR, etc): l’occurrence et la gravité d’une catastrophe correspondent rarement aux savantes prévisions. En effet, Lucens n’a fonctionné normalement que pendant à peine un an. Quand au «fonctionnement anormal» il était considéré comme «improbable» et au cas où il se produirait il était «possible de garantir effectivement la sécurité intrinsèque de l’installation»4. Or le désarroi fut tel que la publication du rapport officiel sur l’accident prit 10 ans, ce n’est que tout dernièrement – 35 ans après le krach – que les dernières 300 tonnes de déchets radioactifs entreposés ont pu été évacués. Quant au réacteur, n’ayant pu être décontaminé il gît pour l’éternité comme un énorme déchet radioactif dans la colline qui l’abritait.

Qui peut dire que le patronat ne fait pas de cadeau? Voici un bel exemple de cadeau empoisonné et durable qu’il lègue gracieusement aux générations futures!

François ISELIN

  1. «La deuxième mort du pionnier», 24 Heures 22.6.1989
  2. «Interférences entre l’AIEA et l’OMS», Michel Fernex.
  3. «La Broye: nette augmentation de la mortalité chez les hommes et les femmes. Le cancer de l’intestin peut en être la cause». G. Schüler et M. Bopp; Atlas der Krebsmortalität in der Schweiz, 1970-1990, volume D, p.62.
  4. www.unige.ch/sebes/textes/1998/98Fernex.html