Rivières suisses: petit poisson deviendra pas grand

Rivières suisses: petit poisson deviendra pas grand

Dans ce pays qui ne se conçoit pas autrement que «propre en ordre», on s’est aperçu que nos rivières, si proprettes en apparence et souvent ordonnées comme un défilé militaire, étaient devenues un redoutable guet-apens pour les poissons, de moins en moins nombreux, qui les fréquentent.

Au départ, on pensait que c’était une nouvelle histoire de pêcheurs. Après la sardine qui avait bouché l’entrée du port de Marseille, voilà la réduction des populations de poissons en rivières. En Suisse, pensez-donc! Comment expliquer qu’en 1980, 1,2 million de truites aient été prises et qu’en 2001, il n’y en ait plus que 400000? Simple: s’il y a moins de poissons, c’est parce qu’il y a moins de pêcheurs, qui prennent moins de poissons. Et ainsi de suite; moins de prises, moins de pêcheurs. Bien sûr. Sauf qu’après plusieurs décennies de cette spirale, il y aurait nécessairement dû y avoir plus de poissons dans nos eaux douces, d’autant plus qu’on en déversait chaque années des tonnes (15 millions de poissons en moyenne). Or il n’en était rien. Les enquêtes, menées dans le cadre du projet «Fischnetz», ont même fait apparaître que la plus grande partie des rivières du Plateau suisse connaissaient une diminution de plus de 30% de leur population piscicole. Il y avait donc autre chose.

D’abord on aménage

Les aménagistes des années 60 ont, au nom des améliorations foncières, de la viabilisation des terrains, agricoles ou non, et de la domestication des eaux, mené la vie dure aux poissons et à la biodiversité aquatique en général. Une rivière rectifiée par leurs soins, c’est, outre la monotonie du paysage, des biotopes isolés ôtant toute possibilité de fuite aux poissons et les empêchant d’accéder aux frayères (reproduction). Quant les producteurs d’électricité réduisent en outre le niveau d’eau, dénudant les berges et isolant temporairement les affluents, la survie des poissons devient une véritable loterie.

Puis on pollue encore un peu

L’existence de stations d’épuration ne résout pas tous les problèmes. D’une part, une série de produits polluants, surtout ceux qui sont répandus dans les champs, continue de se déverser dans les rivières et, d’autre part, l’épuration laisse passer des substances nocives. Malgré l’amélioration de l’état chimique des rivières, certaines substances continuent à développer leurs effets, comme par exemple, les composés azotés (nitrite et ammonium). Les pesticides sont là, avec leur toxicité et leurs effets sur le développement hormonal des poissons.

Et puis il y a les petits passe-droits pour l’industrie et l’industrie chimique. Ainsi, connaissant ces effets nocifs sur l’environnement, la Suisse a interdit les produits de lessive à base de nonylphénol utilisés dans les ménages. Mais pas dans son usage industriel, Résultat: chaque année, 500 tonnes de ces substances parviennent dans les stations d’épuration, qui après dégradation, laissent s’échapper le nonylphénol. C’est pourtant l’un des agents majeurs du changement endocrinien des poissons et de leur féminisation.

Enfin on réchauffe le tout

Les salmonidés, et les truites en particulier, sont extrêmement sensibles aux variations de température. Au-delà de 26°, elles meurent, en dessous, elles sont affaiblies et recherchent les eaux plus froides. Le réchauffement climatique a déjà eu son effet sur la température des eaux des rivières, qui de 1978 à 2002 a augmenté environ de 1°. Or lorsque la température de l’eau dépasse 15° pendant plus de deux semaines, une maladie nouvelle et particulière se développe, la maladie rénale proliférative (MRP ou en anglais «proliferative kidney disease», PKD). Les reins des truites commencent par gonfler, puis, le plus souvent, la mort intervient.

Ce scénario morbide du recul des populations de poissons dans les rivières suisses a un aspect édifiant: les différents éléments essentiels de cette situation ne se sont pas simplement ajoutés, mais bien combinés, provoquant un saut qualitatif, traduit par la généralisation d’une maladie quasi inconnue auparavant. De plus, certaines causes de cette dégradation perçues comme inoffensives à l’époque, remontent à plusieurs décennies. Effets à long terme se recombinant avec des facteurs fragilisant récents pour déboucher sur une modification radicale de la situation écologique: ce scénario risque bien d’être un scénario d’avenir dans de nombreux domaines environnementaux.

Daniel SÜRI