Le poids réel de la dette

Politique financière suisse


Le poids réel de la dette


Nous reproduisons ici le second article d’une série consacrée aux finances publiques de la Confédération. Il traite du poids de la dette publique, par rapport à l’histoire du XXème siecle et en comparaison internationale.


Par Sébastien Guex*


Il est utile de présenter une série de données chiffrées qui permettent de porter un jugement un peu plus sérieux sur la situation financière actuelle des collectivités publiques suisses que celui, systématiquement alarmiste, exposé par les milieux dirigeants et complaisamment repris par les medias. A cet égard, il est intéressant de commencer par quelques comparaisons de longue durée.


Le Graphique 1 illustre le rapport entre la dette brute cumulée des collectivités publiques suisses (Confédération, cantons, communes) et le Produit intérieur brut (PIB) de 1921 à nos jours. On voit que le niveau actuel, qui tourne autour de 50%, est égal ou inférieur à celui-ci atteint, à de nombreuses reprises, des années 1920 aux années 1950. Le taux d’endettement brut de l’après Deuxième Guerre mondiale est particulièrement intéressant: en 1950, il se situe aux alentours de 72%, soit un niveau très largement supérieur au taux actuel. Cela n’a pas empêché la mise sur pied, en 1947 et sous l’impulsion du Parti socialiste en particulier, de la principale assurance sociale suisse: l’AVS.
Le Conseil fédéral, notamment par la voix de la Conseillère fédérale socialiste Ruth Dreifuss, et les organisations patronales, viennent de mener une furieuse campagne contre les deux initiatives, rejetées en votations populaires le 26 novembre dernier, qui proposaient de lègères améliorations. Cela, sous le prétexte que la mauvaise situation financière de la Confédération ne lui permettrait pas d’assumer un milliard de dépenses supplémentaires. Si l’on songe à ce qui s’est passé dans l’immédiat après-guerre, on peut constater à quel point cet argument est fallacieux. Ajoutons encore que le taux d’endettement brut des collectivités publiques suisses,soit 54,4% en 1998, est fortement inférieur à la moyenne des 20 pays les plus développés de l’OECD, soit 67,8%. (1)


Un service de la dette modeste


Examinons un second crière, celui du coût de l’endettement brut, à savoir l’évolution du rapport entre les intérêts payés par l’Etat pour sa dette brute et ses recettes entre 1925 et 1999 (malheureusement, seuls les chiffres concernant la Confédération sont disponibles)


Le Graphique 2 permet de constater que la part actuelle, soit environ 8%, est historiquement faible. Elle a été beaucoup plus élevée (de deux à quatre fois plus) jusqu’au début des années 1950 et la situation ne s’est dégradée durant les années 1990. A nouveau, il est intéressant de voir, qu’entre 1945 et 1950, le service de la dette absorbait une part des recettes fédérales environ deux fois plus élevée qu’aujourd’hui, sans que cela n’ait empêché la création de l’AVS.


Quelques comparaisons historiques


Parfois (le terme rarement serait en fait plus approprié), on reconnaît, au sein des cercles de la haute administration ou du patronat, que la situation financière réelle des collectivités publiques helvétiques est très loin du discours alarmiste affiché. Dans un article publié en mai 2000, par exemple, après avoir longuement insisté sur le fait que «l’euphorie n’est […] pas de mise», un haut fonctionnaire du Département des Finances finit quand même par noter euphémiquement, au détour d’une phrase, que «sur le plan international, la Suisse occupe dans l’ensemble une bonne place» (4). Mais, ces milieux ajoutent aussitôt que le véritable problème réside dans le fait que les collectivités publiques suisses connaissent un processus de dégradation de leur situation financière depuis de nombreuses années. La Suisse, proclament-ils, en reprenant l’une des métaphores préférées du néo-conservatisme, n’est plus «l’élève modèle» en matière de finances publiques au niveau mondial, mais se trouve aujourd’hui proprement déclassée parmis les élèves moyens, voire médiocre et, si le mouvement se prolonge, prédisent-ils, elle finira par figurer demain parmi les cancres. «Si la Suisse ne fait que se consoler de manière autosatisfaite en pensant qu’elle est encore sous certains aspects, dans une bonne situation, du point de vue de la quote-part étatique et de la quote-part fiscale, et oublie que d’autres pays la rattrappent, elle perdra de son bien-être sur la durée»(5), annonce funestement un éditorial de la NZZ en février 2000. «L’avance traditionnelle de la Suisse […] s’est considérablement réduite»(6), se plaint le Conseiller national Gerold Bührer, au nom du Parti radical suisse, le 11 octobre 2000. Quant au Conseiller national Hans Kaufmann, parlant au nom de l’Union démocratique du centre (UDC), il prétend, quelques jours plus tard, que la Suisse a tellement perdu de terrain durant les dernières années ou décennies, que «l’argumentation selon laquelle la Suisse serait bien positionnée sur le plan fiscal et des charges sociales en comparaison internationale est une erreur». (7)


De telles affirmations ont beau être déclinées sur le mode de la litanie, elles n’en demeurent pas moins fallacieuses. Deux simples comparaisons le montrent.


En 1998, la quote-part étatique de la Suisse se monte à 39,3%, contre 42,5% pour la moyenne des vingt pays les plus développés de l’OCDE. Sur ces vingt pays, seuls l’Australie, l’Irlande et les Etats-Unis ont une quote-part clairement inférieure à celle de la Suisse. En 1970, les quotes-parts respectives de la Suisse et de l’OCDE s’élevaient à 26,5% et 32,3%. La croissance de la quote-part helvétique a donc été de 12,8 points de pourcent durant ces 28 dernières années, alors que celle des pays de l’OCDE a atteint 10,2 points de pourcent. L’écart entre la Suisse et les pays économiquement développés s’est donc amenuisé, mais de manière très faible. (8)


Plus intéressant encore : en 1998, la quote-part fiscale de la Suisse se monte à 34,8%, alors que celle des vingt-trois pays les plus développés de l’OCDE atteint 38,9%. Parmi ces 23 pays, seuls l’Australie, le Japon et les Etats-Unis disposent d’une quote-part clairement inférieure à celle de la Suisse. En 1975, la charge fiscale moyenne en Suisse était inférieure de 3,3 points de pourcent à celle de l’ensemble des pays actuellement membres de l’OCDE. En 1980, l’écart était monté à 3,9 points alors qu’en 1997, il se situait à 3,4 points. Autrement dit, on ne peut pas prétendre que l’avantage fiscal de la Suisse se réduise continuellement durant ces 25 dernières années. Si l’on prend 1980 comme base de référence, il a effectivement diminué de 13%, mais si l’année 1975 est choisie comme base de comparaison, l’avantage de la Suisse s’est accru de 3%. (9)


Déduire les actifs


Aux éléments qui viennent d’être évoqués, il faut encore ajouter trois autres aspects, très importants :


Jusqu’a maintenant, seule la dette brute des collectivités locales a été prise en compte. Or, dans le domaine des finances publiques, la dette nette, c’est-à-dire la différence entre l’endettement brut et les actifs, est plus significative que la dette brute: elle permet mieux d’apprécier la situation financière de l’Etat. Malheureusement, on ne dispose que de données chiffrées très fragmentés sur les actifs des cantons et des communes.


Même si les données concernant la Confédération ne sont guère meilleures, il est au moins possible, à ce niveau-là, de faire une ou deux rapides comparaisons. Ainsi, l’Etat fédéral a une dette brute d’environ 102 milliards à la fin de 1999. Mais les actifs financiers de la Confédération, comme les disponibilités, les titres ou encore les avoirs liquides, se montent à plus de 17 milliards. Quant à ce qu’on appelle le patrimoine administratif de l’Etat fédéral, par exemple, les prêts accordés à différentes institutions, ainsi que les participations, il atteint près de 26 milliards de francs. A quoi il faut ajouter les bâtiments, qui sont – extrêment modestement – estimés dans le Compte d’Etat à 5 milliards. L’ensemble de ces actifs se montent donc à 48 milliards, au grand minimum, ce qui signifie que l’endettement net de la Confédération s’élève au maximum à 54 milliards. C’est en regard d’un tel chiffre qu’il convient d’apprécier le poids réel de la dette publique, dramatisée à dessein par les milieux patronaux.


  1. Message concernant le Compte d’Etat 1999, Berne, p. 638.
  2. Ce graphique a été construit à partir des données fournies par l’Annuaire statistique Suisse, diverses années, (1921-1950), dans Heiner Ritzmann (éd.), Statistique historique de la Suisse, Zürich, Chronos, 1996, pp 874 et 958 (1960-1980), dans Finances publiques en Suisses 1998, Berne, 2000, p. 16 (1990-1998) et enfin dans La Vie économique, novembre 2000, Tableau B6.1 (1999).
  3. Sébastien Guex, La politique monétaire et financière de la Confédération suisse 1900-1920, Lausanne, Payot, 1993, p. 448 (1925) ; Annuaire statistique de la Suisse, diverses années (1930-1955) ; Message concernant le Compte d’Etat 1999, Berne, pp. 203 et 220-221.
  4. Andreas Pfammatter, «Compte d’Etat 1999», La Vie économique, mai 2000, p. 30. A relever que pour juger de la situation financière réelle des collectivités publiques helvétiques, il vaut mieux se baser sur les grandes agences de notation internationales comme Moody’s ou Standard & Poors que sur les déclarations du Conseil fédéral ou des gouvernement cantonaux. Ces agences attribuent soit la note maximale soit des notes très élevées aux emprunts émis par la Confédération ou les cantons.
  5. NZZ, 5-6 février 2000. Rappelons que la quote-part étatique désigne le rapport entre l’ensemble des dépenses des collectivités publiques d’un pays et le PIB de ce même pays ; il est censé donner une mesure du poids de l’Etat. Quant à la quote-part fiscale, elle exprime le rapport entre les impôts, y compris les cotisations sociales, et le PIB, et est censée fournir une mesure du poids de la fiscalité.
  6. NZZ, 11 octobre 2000.
  7. NZZ, 20 octobre 2000.
  8. Sébastien Guex, L’argent de l’Etat, Lausanne, Réalités sociales, 1998, p. 143 et Message concernant le Compte d’Etat 1999, Berne, p. 637. Les données à la base de ces comparaisons ne sont pas pleinement homogènes, mais en l’absence d’autres données disponibles, elles valent mieux que rien.
  9. Statistiques des recettes publiques 1965-1998, Paris, OCDE, 1999, pp. 65-67 et 120.

* Sébastien Guex, professeur à l’Université de Lausanne