Une alternative à la barbarie


Une alternative à la barbarie


Une déléguée du Comité Suisse de l’Appel de Bangkok au Forum Social Mondial de Porto Alegre revient sur un après-midi de discussion intitulé «Alternatives à la barbarie».

Carmen Gazzi

L’attrayant titre «Alternatives à la barbarie» d’un des ateliers avait éveillé ma curiosité, assez pour faire fi de l’épouvantable chaleur qui m’attendait tout au long du trajet. Les introductions annoncées ajoutaient à l’attrait de l’intitulé la certitude d’entendre des réflexions de qualité: François Houtard (théologien et sociologue belge), Louis Fernandez (économiste et politologue brésilien), Samir Amin (économiste et sociologue égyptien), Isabel Reuber (philosophe et politologue argentine résidant à Cuba).

Le socialisme comme alternative à la barbarie


La conférence s’ouvre sans préliminaire: «l’alternative à la barbarie c’est le socialisme», telle est la première phrase de Samir Amin1. Il poursuit par l’exposé des trois principales contradictions du capitalisme, qui se seraient aggravés au XXe siècle:


  • a) Force de travail et aliénation marchande;
  • b) rationalité à court terme (grande partie de la croissance au détriment de la nature);
  • c) polarisation mondiale (au XIXe siècle, l’écart du développement entre pays avancés et pays en retard était de 2 à 1, actuellement il va de 60 à 1).

La rationalité capitaliste prétend que l’avancée sur le plan technologique permettrait de garantir une vie digne à tout le monde. Seulement la réalité prouve le contraire. L’impossibilité de concrétiser cette «illusion» exprime la contradiction de l’accumulation capitaliste. Il s’agît de la «barbarie capitaliste» dont parlait Rosa de Luxembourg. Il faut donc une autre rationalité, un autre système social.


Comment dessiner les contours d’une autre société?


Il faut relire l’histoire des mouvements socialistes. Il est probable qu’il faille faire face à une longue transition. Par conséquent, il sera nécessaire de définir des stratégies par étapes. On passera d’une aggravation des trois contradictions déjà soulignées pour aller vers une diminution progressive de ces contradictions au moyens de politiques de radicalisation de la démocratie. Traverser cette longue transition sans perdre de vue l’objectif: le socialisme. Le socialisme et la démocratie doivent forcément aller de pair: Il n’y a pas de socialisme sans démocratie, il n’y a pas de démocratie sans socialisme.La franchise et la brièveté de cet exposé m’ont réjouie, ma tête en tourbillonne encore quand M. François Houtard prend la parole.


Quelles alternatives ?


Les politiques néolibérales font apparaître chaque jour plus l’illégitimité du capitalisme, qui ne remplit pas la fonction première de l’économie: permettre une vie digne pour toutes et tous, vivre dans une démocratie réelle et non formelle.


De quelles alternatives est-il question? (autant pour les pays du Nord que pour ceux du Sud). On distinguera deux catégories:



  • a) l’alternative keynésienne ou troisième voie, qui prétend réguler le capitalisme;
  • b) l’alternative post-capitaliste.

La première veut améliorer le capitalisme, la deuxième propose de changer le système. Nous ne pouvons construire d’un jour à l’autre un nouveau mode de production, le capitalisme à pris cinq siècles pour se construire. Seul un marché sans relations de production capitaliste permettra de supprimer les obstacles au développement des peuples.


Que faire donc ?


A courte échéance, réguler et converger. Il faut d’abord réinsérer l’économie dans la société (le capitalisme a arraché l’économie de la société pour l’imposer comme une règle générale au-dessus des relations établies entre les femmes et les hommes). Ensuite, il convient de réorganiser les institutions qui régulent l’économie. Ainsi, tous les mouvements de résistance doivent converger en surmontant la fragmentation. Cette convergence ne doit pas être une addition de mouvements, ils doivent en prendre conscience afin de parvenir à changer le système.


Les voies de la transition


Louis Fernandez relie son exposé aux conclusions des conférenciers antérieurs. Pour lui aussi, le socialisme est la seule alternative à la barbarie. Le défi, c’est de trouver les voies de la transition, dans le cas contraire, on risque de se limiter à des constructions idéologiques et théoriques. Il faut visualiser les problèmes du monde actuel. Il faut mieux connaître les rapports de pouvoir existants. Il n’est pas possible d’envisager des alternatives sans observer les structures actuelles du pouvoir. La polarisation mondiale est déterminée par l’agenda politique libéral. L’ensemble des mouvements sociaux et politiques qui voulaient proposer une autre voie, pendant les années 60 et 70, ont été détruits par la politique libérale, mais aussi par une analyse insuffisante des structures du pouvoir.La concentration actuelle particulière du pouvoir politique et économique donne un cadre défavorable pour les mouvements sociaux et politiques qui aspirent à un changement de système. Il faut pour cela construire des alliances, articuler les mouvements de résistance et profiter des espaces multilatéraux pour mieux saper le pouvoir mondial qui impose la pensée unique.Il faut concentrer nos efforts sur la recherche du meilleur parcours de transition pour atteindre l’objectif du socialisme. Par exemple, la Taxe Tobin, bien qu’elle ait des limites politiques, demeure un bon moyen pour confronter, dans l’actuel rapport de forces, le pouvoir économique actuel.


Générer un contre-pouvoir au niveau mondial


Isabel Reuber, la dernière conférencière, change de registre. Elle veut parler de la construction d’un pouvoir à structure horizontale et participative. Mais en considérant l’étendue du sujet elle préfère se concentrer sur un aspect: le changement de mentalité, le changement de subjectivité. Il faut changer de logique, il faut passer de la pensée dichotomique à une pensée articulée, passer de l’action à la notion de construction, de transition. Notion de processus. Les choses ne sont pas, elle sont en devenir.


On ne peut pas analyser la réalité comme une entité immobile, car cette démarche suscite des a priori: les revendications sont alors séparées de l’exigence d’une démocratie radicale, le social séparé du politique. Au contraire, si l’objectif n’est pas séparé du subjectif, la pratique ne sera pas séparée de la théorie, le dire du faire. Pour cela, il faut engager des changements dans notre intérieur. Aller de l’intérieur vers l’extérieur, surmonter l’individualis-me, les vanités, la jalousie, l’égocentrisme, le schématisme pour pouvoir être efficace dans la construction du pouvoir à structure horizontale et participative ainsi que d’un contre-pouvoir au pouvoir mondial actuel.Les rythmes se sont accélérés, cela revient à dire qu’il y a différents plans qui transitent en même temps, il faut synchroniser les différents plans. Il faut développer le sens de la simultanéité.La construction du pouvoir à structure horizontale et participative signifie être capable de reconnaître quelle est la construction, le processus, qui permettra de rassembler le plus grand nombre. Aujourd’hui on réclame une construction horizontale du pouvoir. Il faut apprendre a construire dans le respect des différences. Il faut créer l’unité, non l’unicité!Isabel Reuber conclut avec une phrase de John Williams Cook: «La théorie politique n’est pas la science cabalistique de certains, sinon une construction qui dépend de la pratique de tous.»


Réflexions personnnelles


Je souhaite être parvenue à transmettre l’essentiel des réflexions exposées en espérant qu’elles seront aussi fructueuses pour vous qu’elles l’ont été pour moi.Nous ne devons surtout pas perdre de vue l’objectif de changer le système social, demeurer conscients de la longue échéance de transition qui nous attend et, pendant ce processus, nous montrer capables de comprendre la nécessité de converger avec d’autres forces dans la construction d’un contre pouvoir. Ce dernier ne pourra être fait une fois pour toute et sera un long devenir


Cette convergence aura besoin de tolérance, d’écoute et d’un fonctionnement véritablement démocratique qui garantisse les droits des différents mouvements, associations et courants. Nous ne devons pas oublier que le socialisme est inconcevable sans une extension de la démocratie. Pour garantir ces évolutions, nous aurons besoin d’un travail sur nous-mêmes. Cela afin d’éradiquer le petit capitaliste qui demeure en nous. Il faudra combattre la tendance à penser que nous avons raison et les autres ont tort. Il faudra renoncer à se valoriser individuellement pour mieux se projeter dans la valorisation de toutes et tous. Il faudra apprendre à situer les ennemis hors des mouvements qui luttent contre le modèle néoliberal. Apprendre à ne signaler les torts que pour mieux collaborer et les surmonter. La convergence se consolidera au fur et à mesure que nous prendrons conscience qu’elle est l’instrument pour aller vers le changement du système social. Entre-temps il faut construire des alliances basées sur des agendas et des accords politiques qui permettent d’articuler les différents mouvements, associations, syndicats dans une lutte globale.Nous devrions concentrer nos efforts pour trouver des alternatives et parcourir cet espace de transition, sans exclure les propositions qui nous permettent d’affaiblir le pouvoir néoliberal et radicaliser la démocratie, même si elles ne s’attaquent que de manière limitée et partielle au fondement de la structure sociale et économique actuelle.



  1. A ce propos, voir Samir Amin «Les défits de la Mondialisation» Paris, L’Harmattan/Forum du Tiers-Monde, 1996.