Chili: néolibéralisme et résistances

Chili: néolibéralisme et résistances

Nous publions ici des extraits d’un texte de réflexion de Hernán Ormeño*, acteur et metteur en scène chilien résidant en Suisse, qui revient sur les conséquences à long terme du coup d’Etat militaire du général Augusto Pinochet, le 11 septembre 1973, au Chili. Il se conclut par un examen des formes de la recomposition actuelle de la résistance sociale et politique au néolibéralisme. La version complète de ce document est disponible sur notre site internet. (réd)

Dès le coup d’Etat, la dictature chilienne n’a cessé d’affirmer que les partis de gauche étaient des partis totalitaires et que la gestion économique du gouvernement Allende avait été catastrophique pour le pays, raison pour laquelle la prise du pouvoir par une junte militaire était devenue une nécessité. S’appuyant sur ce constat, les militaires ont lancé un nouveau plan économique visant à privatiser les entreprises publiques et à démanteler les organes de l’Etat pour en réorienter les activités et en changer définitivement la structure et le caractère.

Progressivement, la dictature a imposé son idéologie économique et adopté les principes du néolobéralisme, dont le Chili est devenu le premier laboratoire. Ainsi toutes les décisions économiques étaient prises «démocratiquement» par des groupes financiers et les fonds publics accumulés pendant plus d’un demi siècle sont passés en mains privées1.

Avant-garde du néolibéralisme

Récemment le journal El Siglo a dressé un bilan économique de cette période, estimant que «la participation des salariés au revenu national est passée de 62%, chiffre atteint pendant le gouvernement d’Unité populaire, à moins de 30% aujourd’hui. Malgré l’augmentation constante de la productivité, l’indice des salaires pour l’année 2000 était seulement de 1,1% supérieur à celui enregistré en 1972, ce qui signifie que, pendant près de 30 ans, la croissance du pays et l’augmentation de la productivité ont directement servi à accroître les gains du capital (…) Ce point fait apparaître la face cachée du modèle néolibéral dont l’un des traits distinctifs est la concentration de la richesse et des moyens de production»2.

Ce pays – gouverné par une caste composée de civils et de militaires extrêmement répressive, qui avait éliminé toute opposition politique, syndicale ou populaire, dont la presse était censurée, autocensurée ou à la solde du pouvoir, et qui bénéficiait de structure économiques relativement modernes- offrait les meilleures conditions possibles à la restauration totale du capitalisme et à la mise en place d’un nouveau modèle économique. Les militaires ont confié à nouveau l’exploitation des mines de cuivre à leurs anciens propriétaires, grands pourvoyeurs de fonds du coup d’Etat. Ils ont commencé à transformer la structure de la propriété au Chili au profit du grand capital transnational qui, à l’heure actuelle, exploite et contrôle non seulement l’industrie minière, mais aussi l’industrie agroalimentaire et forestière, les secteurs des soins, de la banque, de la prévoyance, de la pêche, de l’électricité, des communications, des assurances, de l’eau et du commerce.

Parallèlement à la détérioration croissante des salaires, il a eu un énorme transfert de gains vers le capital. Il faut préciser que les salaires n’ont toujours pas retrouvé le niveau qu’ils avaient atteint au moment du coup d’Etat. Ce peuple «libéré» du communisme, du marxisme, du socialisme et de la gauche révolutionnaire, si l’on en croit le discours dictatorial, n’a eu que le droit d’être dépossédé et de ne pas intervenir dans les affaires publiques ou dans l’organisation et les décisions des organes qui le représentent.

A qui profite le cuivre?

Un à un, les pays d’Amérique latine sont entrés de plein fouet, en grande partie à cause des plans d’ajustement structurel du FMI, dans ce que les analystes ont appelé la «décennie perdue». La politique mise en œuvre pendant la dictature de Pinochet a été reprise par les gouvernements postérieurs. Certes, les trois programmes du gouvernement de la Concertation pour la démocratie [présidée par deux démocrates chrétiens et un socialiste] mettaient l’accent sur l’élimination de la pauvreté et une distribution plus équitable des revenus. C’est pourtant l’inverse qui s’est produit, comme le montrent clairement les chiffres3. «Selon un rapport de la Banque mondiale, le Chili a le triste privilège de figurer dans le groupe de tête des pays dans lesquels la distribution des revenus est la plus inégale. Il n’est devancé que par le Brésil, le Guatémala, l’Afrique du sud, le Kenya, le Zimbabwe et le Panama. Les chiffres du dernier rapport national relatif à la situation socio-économique montrent que 20% de la population la plus riche concentrent 57,3% du revenu national contre 20% seulement pour 60% de la population. La différence entre les 10% les plus riches et les 10% les plus pauvres est passée de 30,14 fois en 1990, à 34,42 fois en 19984».

L’utilisation et l’abus de ce qui historiquement a été considéré comme «le salaire du Chili» est également révélateur. A présent, les entreprises qui exploitent le cuivre ne paient aucune royaltie ou redevances (quantité fixe qui doit être versée au propriétaire d’un droit) à l’Etat chilien qui est propriétaire de ces mines. Il est difficile pour les citoyens du Chili, pays sous-développé qui doit optimiser au maximum ses revenus dans une perspective de développement national, d’en mesurer les conséquences pour le pays. Le cuivre est une ressource non renouvelable. L’épuisement des gisements aura dès lors conséquences sociales impossibles à compenser. Son exploitation appauvrit notre patrimoine national. Les Chiliens ne perçoivent pas les bénéfices qui résultent de l’extraction du cuivre, gains qui reviennent aux maisons mères des sociétés étrangères. L’exploitation des mines de cuivre génère relativement peu d’emplois et d’activités dérivées. L’exploitation du cuivre est une activité très rentable, elle ne permet pourtant pas de remplir les caisses de l’Etat. Les gouvernements qui ont succédé à Pinochet n’ont rien fait pour changer cette situation5.

Les fruits de ce transfert économique constituent le butin de guerre des promoteurs du Coup d’Etat. La droite chilienne a su en tirer profit avec la complicité des gouvernements de la Concertation qui ont fait preuve de plus d’orthodoxie et de dogmatisme que les néolibéraux eux-mêmes.

Dans le carcan de la ZLEA

La signature par le Chili et les Etats-Unis de l’accord de la ZLEA met fin à la période historique qui a commencé avec le coup d’Etat de 1973. Le gouvernement chilien a franchi un pas important en direction de l’impérialisme en signant ces accords qui limitent dangereusement la possibilité d’un développement économique autonome susceptible de rompre la barrière de la désindustrialisation, de la misère, du colonialisme culturel et de l’exploitation inconsidérée des ressources marines et de la biodiversité.

Ce sont deux pays totalement inégaux, tant sur le plan politique que sur le plan économique, qui ont signé ces accords. Ils n’occupent pas du tout la même place dans l’économie mondiale. A titre d’exemple, les Etats-Unis exportent en sept jours l’équivalent de ce que le Chili exporte en un an (…) Pour les plus orthodoxes, lorsque deux pays aussi inégaux s’entendent sur une zone de libre échange, c’est le plus petit des deux qui retire le plus de bénéfices d’une telle association. Cette théorie part du postulat qu’il n’y a pas de mouvement de capitaux entre les deux pays, ce qui n’est pas le cas de l’accord de libre-échange conclu entre le Chili et les Etats-Unis»6.

«Compte tenu de ces profonds déséquilibres, il ne faut pas s’étonner que les Etats-Unis optent pour une stratégie de domination et obtiennent d’un petit pays sous-développé des concessions économiques, au premier rang desquelles figure l’ouverture totale du marché chilien aux produits et aux investissements étrangers»7.

Ces liens économiques mettront fin à la souveraineté du peuple chilien et aux aspirations des «gens de la terre», les Mapuches, à être enfin considérés comme un peuple, alors qu’ils sont une composante de l’existence même du Chili en tant que nation. Les classes dominantes, leurs organisations politiques et les gens de gauche reconvertis au néolibéralisme achèvent ainsi de trahir leur peuple. Cet accord est la mâchoire mobile de la tenaille dans laquelle l’impérialisme nord-américain enferme l’Amérique latine. Les accords de libre-échange signés entre le Mexique et les Etats-Unis en 1994 et son engagement dans le plan Puebla-Panamá pour l’Amérique centrale, antichambre de la ZLEA constituent la mâchoire fixe de cette tenaille. L’objectif est de faire de l’Amérique latine un espace géostratégique à l’américaine sans la moindre souveraineté politique, économique ou culturelle, un faisceau d’unités de consommation et de fabricants de produits folkloriques, une réserve de ressources naturelles et de main d’oeuvre bon marché, déracinée et reprogrammée pour louer en anglo-américain la gloire et la majesté des Etats-Unis d’Amérique.

Nouvelles formes de résistances…

Cette voie n’est pas inéluctable. Le destin du Chili et des autres nations latino-américaines peut changer. (…)

Des événements significatifs ont marqué l’année 2003: la grève de la faim «Luciano Carrasco», menée pendant 20 jours pour protester contre la décision du gouvernement, de la droite et des groupes pro-Pinochet, de clore officiellement le dossier concernant les crimes pendant la dictature par le mirage des indemnisations financières; la grève nationale décrétée par la Centrale unique des travailleurs (CUT), à laquelle les organisations alternatives ont activement participé; la grève nationale lancée par les enseignants du primaire et du secondaire (Colegio de Profesores), à laquelle 80% des membres se sont ralliés; la naissance de la Force sociale démocratique (Fuerza Social Democrática) dont l’objectif est de construire une alternative capable de faire face au modèle néolibéral actuel et de le dépasser, etc.

La grève générale du 13 août a marqué le début d’une nouvelle phase dans la lutte des classes au Chili. Dans un pays où le droit de grève est interdit, c’est la première grève générale décrétée depuis que Pinochet a dû quitter la présidence du gouvernement en 1990. (…) La classe ouvrière et le peuple chiliens commencent à se réapproprier les espaces que la dictature et les gouvernements de Concertation leur avaient pris, soit par la force des baïonnettes, soit par le mensonge, la manipulation, le non respect des promesses, le renoncement et la corruption. (…) Les actions qui ont été menées, surtout par le peuple mapuche ont indéniablement été le catalyseur de ce réveil. (…)

Hernán ORMEÑO

* Ce document a été écrit en novembre 2003 sous le titre: «Chili, mâchoire mobile de la ‘tenaille’ des Etats-Unis». Il a été traduit de l’espagnol par Véronique Sauron.

  1. Buenos Aires, 16 septembre 2003. «La droite a pillé le patrimoine du Chili sous la protection des Forces armées chiliennes. Le grand vol de l’héritage national», Belarmino Elgueta Becker, Punto Final, 25 juillet 2003.
  2. «Dans le gouvernement de la Concertation. Bilan d’un Programme de traîtres», F.H., El Siglo. 3 octobre 2003
  3. Ibid,.
  4. Ibid.
  5. Radio chilienne… «Tout pour tous. L’information n’appartient pas seulement aux puissants», 2 octobre 2003, 04:00 du matin, Gran Minería: llegar y llevar Enviado par Miguelmo, le 1 octobre 2003, 12:02. de l’après-midi.
  6. «Comentaires critiques du Traité de libre échange CHILE-ESTADOS-UNIDOS», Consuelo Silva. Edición: Alianza Chilena por un Comercio Justo, Etico y responsable (ACJR).
  7. Ibid.