Conseil fédéral: une formule empoisonnée pour les salarié-e-s!

Conseil fédéral: une formule empoisonnée pour les salarié-e-s!

Deux UDC au Conseil fédéral, élection ou non de Blocher, une chose est certaine: la «blocherisation» de la politique gouvernementale va encore s’accentuer! Cela implique notamment la multiplication des attaques aux prestations sociales, accompagnées de cadeaux fiscaux en faveur des plus riches, et le renforcement d’une politique répressive et raciste à l’encontre des immigré-e-s. Le Parti socialiste suisse (PSS) continuera-t-il à endosser, à travers sa participation minoritaire au Conseil fédéral, une telle politique? Nous publions un entretien réalisé avec Jean-Claude Rennwald, conseiller national, socialiste, qui a défendu le point de vue d’une sortie du PSS du gouvernement, dès lors que l’UDC y occuperait deux sièges.


Pour qu’une telle discussion soit utile, c’est-à-dire qu’elle s’inscrive véritablement dans le débat nécessaire à la reconstruction d’une gauche politique et syndicale d’opposition combative, elle doit faire le bilan sans fard de près de 50 ans de participation du PSS au Conseil fédéral (depuis 1943 déjà!). De ce point de vue, l’affirmation de Jean-Claude Rennwald, selon laquelle «contrairement à d’autres composantes de la social-démocratie européenne, le PSS affiche des orientations clairement socialistes, comme l’a montré son opposition à la révision de l’assurance-chômage, à la LME ou à la 11ème révision de l’AVS» occulte totalement les positions prises par les conseillers fédéraux du PSS et son groupe parlementaire sur ces trois questions. Le PSS a souscrit, sur le fond, au durcissement de la loi sur assurance chômage (LACI) en 1995, révision qui a ouvert la voie à son démantèlement progressif comme assurance sociale. Moritz Leuenberger s’est fait le chantre de la nouvelle loi sur le marché de l’électricité (LME) et Ruth Dreifuss a défendu l’élévation de l’âge de la retraite pour les femmes dans le cadre de la 10ème révision, véritable hors d’oeuvre d’une hausse annoncée à 67 ans pour toutes et tous. Sans parler du démantèlement progressif des régies fédérales (CFF et PTT), piloté par le département de Moritz Leuenberger, ou de l’explosion des primes des caisses-maladie, cautionnée par celui de Ruth Dreifuss.


Ces positions sociales-libérales ne sont pas le fruit d’un certain nombre d’«erreurs». Elles sont le résultat de la profonde intégration du PSS à la gestion de l’Etat bourgeois, qui se marque par le respect de la collégialité dans les exécutifs communaux et cantonaux, et dont la clé de voûte est sa participation au Conseil fédéral. Seule cette donnée structurelle peut expliquer le long délai – une douzaine d’années d’après J.-Cl. Rennwald – mis par le PSS à constater que «la donne a fondamentalement changé».


Ce parti apparaît aujourd’hui comme un «meilleur gestionnaire», doté d’une «sensibilité moderne et sociale», de la politique néo-libérale prônée, dans ses différents registres, par les partis de droite, radicaux, démocrates-chrétiens ou UDC. Défendre les intérêts des salariés, femmes et hommes, des retraité-e-s, des jeunes, des immigré-e-s, implique de rompre radicalement avec cette logique de collaboration au Conseil fédéral et de respect de la collégialité dans les exécutifs cantonaux et communaux, pour retrouver le chemin de l’action collective, toutes et tous ensemble.


Le 10 décembre, Pierre Vanek, conseiller national de solidaritéS, ne votera pas pour défendre une quelconque «formule magique», ceci équivaudrait à marquer un but contre son propre camp, un auto-goal rendant bien évidemment plus difficile la riposte à l’offensive néo-libérale des Blocher, Metzler et Couchepin! Elle représente ce «chèque en blanc» dont parle Jean-Claude Rennwald que le PSS a signé et que les partis bourgeois ont tiré sur le compte des salarié-e-s,


Jean-Michel DOLIVO

Dans une prise de position parue dans l’Evénement syndical (29.10.03), tu te prononces pour une sortie du PSS du Conseil fédéral si l’UDC y obtient deux sièges. Quel serait alors le contenu d’une politique d’opposition, une fois sorti du gouvernement?

Si le PSS quitte le Conseil fédéral, les problèmes ne se poseront pas tellement sur le fond, mais sur sa capacité à gérer une politique oppositionnelle. En effet, au gouvernement comme dans l’opposition, le PSS doit se battre pour les services publics, pour une assurance maladie sociale, pour la possibilité de prendre sa retraite après 40 ans de cotisations, pour une politique économique au service de l’emploi (ce qui implique l’abandon du dogme de l’équilibre budgétaire et une politique monétaire favorable à la croissance), pour une Europe démocratique et sociale et pour le renforcement des mesures d’accompagnement dans la perspective de l’extension de la libre circulation des personnes aux dix nouveaux pays membres de l’Union européenne. Contrairement à d’autres composantes de la social-démocratie européenne, le PSS affiche des orientations clairement socialistes, comme l’a montré son opposition à la révision de l’assurance chômage, à la LME ou à la 11e révision de l’AVS. Cela ne signifie pas qu’il n’y a rien à changer dans le programme actuel, mais il me semble que le PSS aura beaucoup plus à faire en terme de mobilisation. Le PSS devra réapprendre à utiliser plus efficacement et plus souvent les droits populaires, à descendre dans la rue, à travailler plus étroitement avec les syndicats, avec les mouvements sociaux et associatifs, comme le mouvement altermondialiste.

S’agit-il d’une sorte de «cure d’opposition», d’un «lifting» avec une sortie pour «mieux rentrer» ou alors, estimes-tu le PSS capable de mener une telle politique en créant les conditions pour modifier les rapports de force dans la réalité? Ce parti est-il capable d’une véritable mutation, après plus de cinquante ans de participation à la gestion des affaires, sur le plan communal, cantonal et fédéral?

La réponse à la question précédente indique clairement qu’il ne s’agit pas de faire un «lifting», mais de changer les rapports de force. Evidemment, l’exercice ne sera pas facile, car plusieurs décennies de «participation aux affaires» ont fortement imprégné les mentalités et forger une «culture de gouvernement». Je pense aussi que l’opposition n’est pas un but en soi, mais un moyen de transformer cette culture de manière à ce que les socialistes – et les autres forces de gauche par la même occasion! – comprennent que pour changer les choses, il ne suffit pas d’occuper des positions dans l’appareil d’Etat, mais que cette pratique institutionnelle doit être couplée avec une «culture du mouvement». Pour prendre un exemple, le Front populaire a permis de réaliser d’immenses progrès sociaux (semaine de 40 heures, congés payés) non seulement parce qu’il y avait à l’époque un gouvernement de gauche, mais aussi des millions de grévistes.

Précisément, quel bilan tires-tu de ces cinquante années de collaboration minoritaire avec les partis de droite au Conseil fédéral? Est-ce aujourd’hui seulement la taille des couleuvres à avaler qui a changé?

On ne peut pas aborder ce problème de manière aussi simpliste. Je vois trois phases dans l’histoire de la participation socialiste au Conseil fédéral depuis 1959:

  1. Jusqu’au milieu des années septante, cette participation a favorisé une politique de redistribution des richesses. Les assurances sociales ont connu un intense développement. Durant cette période, qui correspond à la deuxième partie des Trente Glorieuses (1945-1975), le consensus n’a pas uniquement servi la classe dominante, il a aussi profité aux dominés.
  2. Une première brèche s’ouvre avec la crise de 1974-76. Pour le PSS, la recherche de compromis acceptables devient difficile. Mais ceux-ci ne sont pas impossibles, puisque c’est de cette époque que datent l’assurance chômage obligatoire et l’arrêté Bonny, mécanisme de soutien aux régions défavorisées.
  3. Depuis une douzaine d’années, la donne a fondamentalement changé. La progression de l’UDC est allée de pair avec la stagnation de l’économie suisse depuis 1991. L’UDC a surfé sur les difficultés sociales (chômage, blocage des salaires, accroissement des cadences) dues à l’absence de croissance pour aviver les sentiments xénophobes. De la part d’un parti national-populiste félicité par Jean-Marie Le Pen, cette stratégie est d’une logique implacable. La droite «modérée» n’a rien fait ou presque pour contrer cette politique. Paralysée par la déferlante UDC, radicaux et démocrates-chrétiens ont contribué au durcissement de la loi sur l’asile et de la législation sur les étrangers, ainsi qu’à la mise au placard du projet d’adhésion à l’Union européenne. Avec l’UDC, les radicaux et le PDC ont rejeté toutes les propositions socialistes et syndicales pour relancer l’économie, tout en réalisant une bonne partie du «Livre Blanc» publié en 1995 par quelques néolibéraux qui prônaient un démantèlement des assurances sociales et une libéralisation à outrance des services publics. C’est ensemble que les radicaux, le PDC et l’UDC ont démantelé l’AVS, réduit les prestations offertes aux chômeurs, refusé la construction d’une assurance maladie sociale, affaibli les services publics et le rôle de régulateur de l’Etat, combattu la diminution du temps de travail, l’augmentation du droit aux vacances et l’imposition des gains en capital, tout en réduisant fortement les impôts de ceux qui gagnent plus de 150000 francs par année! Sauf sur quelques thèmes d’ouverture, comme l’ONU et l’aide au développement, démocrates-chrétiens et radicaux ont mené une politique très proche de celle de l’UDC.

Ce qui a changé, ce sont les conditions socio-économiques générales, sous l’effet de la mondialisation et de l’accroissement de la flexibilité, mais aussi la nouvelle orientation des partis de la droite «classique», de même que leurs rapports avec le PSS d’une part, avec l’UDC d’autre part.

Pourquoi le PSS a-t-il mis tant de temps à s’apercevoir que l’ère Tschudi était terminée, alors même que, déjà depuis longtemps, les partis bourgeois avaient porté de très sérieux coups de canifs – c’est le moins que l’on puisse dire – aux «compromis» passés? Un exemple: le PSS avait accepté un «deal», pour faire capoter le projet d’initiative «pour les retraites populaires», à savoir une augmentation des rentes AVS et un système de prévoyance fondé sur la capitalisation (le 2ème pilier). Or, ce qui est en place, c’est un système où les rentes AVS sont très insuffisantes pour vivre dignement et un 2ème pilier qui a démontré toutes ses faiblesses, du point de vue des intérêts des salarié-e-s et des retraité-e-s. Une réalité qui ne date pas de hier?

Ces trente dernières années, le PSS a commis deux erreurs importantes. D’une part le soutien au système des trois piliers, d’autre part l’appui donné à la 10e révision de l’AVS. Dans un cas comme dans l’autre, nous payons encore le prix de mauvais «deal». Mais je constate aussi que le PSS n’a pas hésité une seule minute à lancer le référendum contre la 11e révision de l’AVS et que, dans ses rangs, l’idée de renforcer l’AVS par rapport au 2e pilier progresse. C’est aussi des rangs du PSS (en l’occurrence du conseiller national valaisan Stéphane Rossini) qu’est sortie l’idée d’une retraite complète après 40 ans de cotisations, idée reprise récemment, sous une forme légèrement modifiée (42 ans pour tous, 40 ans pour les métiers les plus pénibles) par Vasco Pedrina et Andy Rieger, dirigeants du SIB.

La participation du PSS au Conseil fédéral est l’expression, sur un plan politique, de la paix du travail, sur le plan des relations entre syndicats et les associations patronales. Quelle conséquence aura une sortie du PSS du Conseil fédéral pour le mouvement syndical, dès lors qu’une politique de «partenariat social» deviendra toujours plus
difficile à mener?

Je ne suis pas totalement d’accord avec le parallélisme entre paix du travail et participation socialiste au Conseil fédéral. La paix du travail est concédée en échange d’avantages accordés aux travailleuses et aux travailleurs, et elle peut être remise en question à chaque échéance conventionnelle. Comme elle ne repose pas sur un programme politique minimum, la participation du PSS a en revanche des allures de «chèque en blanc». Ceci dit, une sortie du PSS du Conseil fédéral ne serait pas neutre de ce point de vue, et aurait sans doute pour effet premier de changer la relation entre l’Etat et sa soi-disant «neutralité» (la mystification d’un Etat «au-dessus» des classes sociales) d’une part, les syndicats et les salariés d’autre part.


Entretien réalisé par Jean-Michel DOLIVO