Offensive contre les enseignements publics

Offensive contre les enseignements publics

L´éducation fait face
à de multiples menaces qui cherchent à la réduire
à la condition de marchandise. De l´école
républicaine française à l´Université de
masse après la Seconde guerre mondiale, les systèmes
d´éducation ont reproduit et continuent à reproduire les
inégalités de classe. D´autre part, de nouvelles
résistances apparaissent qui mettent à l´ordre du jour la
défense du service public et la recherche d´alternatives au
modèle éducatif néolibéral.

L´éducation, comme les autres services
publics, est au centre des projets de contre-réformes de l´UNICE
(organisme patronal européen), de l´OCDE, de l´ERT (Table Ronde
des industriels européens), de la Commission européenne
et de l´OMC – avec l´Accord général sur le commerce des
services (AGCS). Elle constitue le point de mire des
contre-réformes que chacun des Etats entreprend en vue de
«libéraliser» ce service public et de l´ouvrir
à la voracité du capital.

Au-delà de ces tendances conjoncturelles,
les systèmes éducatifs formels ont contribué et
contribuent toujours à la reproduction structurelle et
idéologique de la société de classes. Pourtant, de
plus en plus, l´éducation a une fonction économique et de
moins en moins idéologique, puisque la presse, la radio, la
télévision et la publicité ont pris la
relève de cette fonction.

A partir du XXe siècle, les progrès
technologiques industriels, la croissance des administrations publiques
et le développement des emplois dans le commerce ont fait
renaître la demande de main-d´oeuvre qualifiée. Le
système d´éducation s´est ouvert dès lors à
des filières «modernes», techniques ou
professionnelles. On a commencé à affecter une fonction
économique à l´enseignement. Après la Seconde
guerre mondiale le rôle économique de l´école s´est
développé.

L´essor dudit «Etat providence»,
à partir d´une croissance économique forte et durable
d´innovations technologiques lourdes et de longue portée, exige
une croissance de la main-d´oeuvre salariée et une augmentation
générale du niveau d´instruction chez les travailleurs et
les consommateurs. Les budgets d´éducation sont passés de
3% du PIB au cours des années 1950 à 6 % voire à 7
% à la fin des années 1970. Les aspects qualitatifs de
l´adéquation entre l´enseignement et l´économie
(objectifs, contenus, méthodes, structures) sont devenus des
questions de moindre importance.

L´enseignement secondaire (et, dans une moindre
mesure, supérieur) qui se massifie entre 1950 et 1980 ne change
pas fondamentalement de nature. Cette massification a égaIement
contribué au rôle du système éducatif comme
instrument de reproduction de la stratification sociale. La demande de
main-d´œuvre dans le secteur des services et dans l´administration
semblait offrir certaines perspectives de promotion sociale, par
contre, la massification (et la non-démocratisation des
structures) a. également donné lieu à
l´augmentation de l´échec scolaire et du nombre d´enseignants
«libéraux» (répétiteurs), se
convertissant de la sorte en une nouvelle sélection
hiérarchisante.

Avec le nouveau contexte économique
défini par la crise structurelle qui débute au cours des
années 1970, la croissance des dépenses publiques,
où l´éducation occupe une place prédominante, sera
brutalement freinée. Les dirigeants des pays capitalistes
prennent pleine conscience de ce nouvel environnement et des nouvelles
missions qu´il impose à l´enseignement. Ce nouvel environnement
se caractérise par:

  • L´innovation technologique constante: les
    industries et les services ont profité de ces innovations pour
    atteindre une plus grande productivité ou pour conquérir
    de nouveaux marchés; l´introduction des technologies de la
    communication dans la production et les marchés de masse; la
    constante diminution de la prévisibilité
    économique.
  • Les réformes du marché du travail
    en vue d´accroître la précarité de l´emploi: les
    travailleurs sont obligés de changer régulièrement
    de poste de travail, d´emploi, voire de fonction; la croissance du
    nombre d´emplois hautement qualifiés (informaticiens,
    ingénieurs, spécialistes de systèmes informatiques
    et de gestion de réseaux) augmente en pourcentage mais non pas
    en volume; d´autre part la croissance est encore plus explosive chez
    les emplois peu qualifiés (ou de formation de courte
    durée sur le lieu même du travail).
  • L´abandon de l´engagement de l´Etat
    vis-à-vis des services publics; la crise des finances publiques.

La dualisation qui se produit sur le marché
du travail s´accompagne d´une dualisation parallèle dans
l´éducation. Ainsi, la flexibilité au travail exige le
recyclage de la force de travail, par le biais de la formation continue
tout au long de la vie. Ce processus nécessite une adaptation
qualitative de l´enseignement (formation à utiliser puis
à jeter) et une main-d´œuvre docile, disposée à
assumer sa propre adaptation au marché du travail
(employabilité).

Ainsi, la dérégulation des
diplômes apparaît, on suggère des formules flexibles
de certification jusqu´à maintenant fortement
régulées par le diplôme) qui permettent de diminuer
la capacité collective de négocier les conventions et
partenariats avec les entreprises (avant la crise budgétaire) et
introduisent «l´esprit d´entreprise» (la compétence
professionnelle, l´aptitude personnelle, la discipline) au sein des
systèmes d´enseignement.

Une autre tendance dans l´éducation est la
promotion de modes de formation informels: on fait la promotion de
l´éducation hors de l´école par les fournisseurs
d´enseignement privé à but lucratif – une
«éducation tout au long de la vie» rentable pour ses
fournisseurs. On répand l´idée de répartir les
responsabilités entre les pouvoirs publics et les fournisseurs
privés.

La stratégie patronale peut se
résumer ainsi: baisser les coûts de la formation (l´Etat
prend en charge les coûts, augmentant ainsi la marge de
bénéfices privés), déstructurer l´obtention
des diplômes pour les adapter à la précarisation du
travail et déqualifier ainsi la société dans son
ensemble.

Vers l´éducation-marchandise?

L´éducation comme l´ensemble des services
publics a intégré le domaine du commerce international
par le biais de l´OMC et de l´Accord général sur le
commerce des services (AGCS). L´objectif de l´ AGCS c´est «la
libéralisation complète du marché des
services». L´éducation, comprise dans l´AGCS, a
été introduite à l´origine de l´OMC (Cycle
d´Uruguay 1995) à l´initiative des Etats-Unis, le plus important
exportateur de services éducatifs.

Les services éducatifs fournis par une
autorité gouvernementale, dont la prestation est totalement
gratuite et n´est pas ouverte à la concurrence sur une base
commerciale, constituent une limite de l´AGCS (art. 1.3b et c). Le
problème est que ce monopole existe rarement car il y a de
nombreuses formes «d´externalisation» ou de sous-traitance
des services publics, bien que le principal fournisseur soit une
autorité gouvernementale. Il n´y a pas, de ce fait, de services
publics à l´état pur et les portes s´ouvrent devant l´AGC
et les règles du marché. Le marché de
l´éducation (comme l´OMC le dénomme) est divisé en
cinq catégories: l´enseignement primaire, secondaire,
supérieur, celui pour adultes et les autres services
éducatifs. Le secteur public continue à être la
source principale de son financement. L´article 15 de l´AGCS menace
d´en finir directement avec le financement public de l´enseignement et
qualifie les subventions «de distorsion du commerce des
services»; il affirme que «tout membre qui considère
qu´une subvention accordée par un Etat-membre lui est
préjudiciable, pourra mettre en marche le processus d´examen et
solliciter une consultation de l´organisme de résolution des
différends» – le tribunal de l´OMC qui appliquera des
sanctions contre les pays dressant des obstacles à la libre
concurrence. Les autorisation, les exigences et les normes techniques
de régulation interne des Etats-membres de l´OMC ne peuvent,
selon l´article 4, continuer à constituer des «obstacles
non nécessaires» à la libre circulation des
marchandises (ici, les services d´enseignement!).

Ces articles de l´AGCS sont accompagnés des
principes fondamentaux de l´OMC comme ceux de «la nation la plus
favorisée» ou du «traitement national». Dans
le premier cas, le traitement favorable à un autre pays
signataire en matière d´importation et exportation de services
implique le même traitement pour l´ensemble des pays signataires
et dans le second cas, les entreprises étrangères
présentes sur le marché d´un pays donné doivent
bénéficier d´un traitement non moins favorable que celui
qu´il accorde aux entreprises nationales dans ce marché.

Comme on peut l´observer, les objectifs de l´AGCS
sont le démantèlement pur et dur de l´enseignement public
qui est traité comme un concurrent disposant des avantages
(grâce au financement public) dont est privé
l´enseignement fourni par les entreprises privées.

Au moment où nous écrivons, l´Union
européenne (UE) a exclu l´enseignement des propositions de la
Commission européenne pour le Sommet de Cancun de l´OMC. Or, la
pression de l´avant-garde néolibérale en matière
d´enseignement (Etats-Unis, Australie et Nouvelle-Zélande),
l´importance de certains pays de l´UE en tant qu´exportateurs de
services d´enseignement (France, Allemagne, Grande-Bretagne), la
pression au sein de l´UE de l´ERT et de l´UNICE, enfin l´objectif tant
de l´OMC que de l´AGCS d´avancer vers la libéralisation
complète, ne mettent nullement à l´abri les secteurs de
service public momentanément exclus des négociations.

Au sein de l´UE, l´Espace européen
d´enseignement supérieur (EEES) est en développement, en
rapport évident avec l´AGCS (comme forme d´application
progressive de celui-ci qui coïncide avec les délais pour
2010) ainsi qu´avec les objectifs établis par le Conseil
européen de Lisbonne de 2002: «promouvoir
l´économie de la connaissance la plus compétitive et la
plus dynamique du monde, capable d´une croissance durable, où
l´enseignement doit s´adapter aux nouvelles exigences technologiques,
de main-d´oeuvre qualifiée et de flexibilité»
formulées par le milieu patronal européen.

Le développement de l´EEES s´établit
par la méthode de coordination ouverte et se reflète dans
le «processus» de Bologne qui de 1998 jusqu´à 2003 a
connu plusieurs rencontres de ministres chargés de
l´enseignement supérieur (Sorbonne 1998, Bologne 1999, Prague
2001 et la plus récente à Berlin 2003). Cet espace prend
sa source dans le Livre Blanc sur l´éducation de la Commission
européenne (1990), dont le rôle dans la
détermination des politiques de l´éducation s´est accru
de manière significative, sous la pression institutionnelle de
l´ERT et de l´UNICE.

Du point de vue de la régulation
législative, l´éducation et la formation figurent aux
articles 149 et 150 du Traité de l´Union européenne
où l´on retrouve les critères généraux et
des bonnes intentions; mais le projet de Constitution
européenne, présenté par la Convention, constitue
une menace pour tous les services publics car il introduit le nouveau
concept de «services d´intérêt économique
général», concept qui se retrouve également
dans le Livre Vert de la Commission.

Dans le Livre Blanc, comme dans les rapports de la
Commission en matière d´enseignement de la décennie,
dès 1990 l´influence de l´ERT et de l´UNICE est flagrante et les
principes développés dans leurs rapports respectifs sont
repris par la Commission européenne et le projet de l´EEES. Ces
principes sont de promouvoir l´enseignement à distance et
l´enseignement électronique comme modes de formation informels
offerts par des fournisseurs privés, l´enseignement tout au long
de la vie, pour s´adapter aux exigences changeantes du marché du
travail, la responsabilité individuelle des étudiants
face à leur propre formation et à l´adaptation au
marché, l´employabilité, la rénovation des
méthodes pédagogiques par l´introduction passive de
nouvelles technologies, l´introduction du marketing dans les
écoles, pour promouvoir l´esprit d´entreprise. En soi, cela
n´est pas très parlant. Pour décrypter ce langage
technocratique il faut le situer dans le nouveau contexte
économique, rappelé au début de cet article.

On peut identifier quatre grands moyens qu´adopte
le projet de l´EEES en cours d´application:

  • changer la structure des études universitaires;
  • mettre en place un système de titres d´études homologables;
  • développer le Système européen de transfert d´unités de cours capitalisables
    (ECTS);
  • promouvoir la mobilité des enseignants et des étudiants.

Le moyen fondamental est la réforme de la
structure des études, en établissant deux cycles
(undergraduate et graduate), en réduisant la durée du
premier cycle à trois ans convertis en enseignement
généraliste orienté vers le marché du
travail précarisé et un second cycle où seule une
élite pourra poursuivre ses études.

Dans le processus de Bologne, c´est à partir
de la Déclaration de Prague de l´an 2001 signée par 33
pays qu´apparaît avec le plus de clarté l´influence de la
Commission qui participe à la rencontre avec le vocabulaire de
l´ERT et de l´UNICE, ainsi qu´avec les objectifs du Conseil
européen de Lisbonne. Cette déclaration énonce son
appui à l´enseignement tout au long de la vie par le recyclage
de la force de travail et l´objectif d´augmenter la
compétitivité de l´EEES pour attirer des étudiants
de partout dans le monde (éducation transnationale).

Il faut souligner la participation de l´Union
européenne des étudiants (composée de syndicats
étudiants UNEF, UDU, NUS, Vss-Unes, OH) à la
réunion de Prague et au groupe de suivi du processus de Bologne.
Le résultat fondamental en a été de le
légitimer sans réussir à en modifier quelque
aspect que ce soit.

L´éducation et non le profit!

Mais l´espoir grandit aussi, grâce à
l´impulsion du mouvement altermondialiste, à ses contre-sommets,
forums et manifestations qui donnent lieu à une convergence
d´acteurs dans le domaine de l´éducation qui partagent une
même analyse critique de sa marchandisation et recherchent des
alternatives à celle-ci.

Ainsi, on constate le développement de
forums sectoriels en matière d´éducation comme espaces de
réflexion et d´action pour les opposants au
néolibéralisme. Notamment, le Forum mondial de
l´éducation (2002-2003) dans le cadre du Forum social mondial,
composé de syndicats et d´ONG qui ont développé
une analyse et formulé des alternatives, mais sans propositions
d´action. Un autre forum important à été le Forum
d´éducation européenne de Berlin (2003), comme espace de
convergence européen de groupes étudiants et de syndicats
de base face au processus de Bologne et à l´AGCS. Dans le cadre
du Forum social européen différentes initiatives ont eu
lieu (séminaires, conférences, assemblées
d´étudiants) qui, si elle n´ont pas réussi à
cristalliser des propositions d´action de dimension européenne,
ont donné l´impulsion à la mise en place d´un
réseau sectoriel européen en matière
d´éducation.

L´importance politique de ces réseaux est
évidente, car si l´offensive néolibérale se
déroule au niveau mondial (AGCS) et continental (Commission
européenne et processus de Bologne), les résistances
demeurent ancrées dans le cadre strictement national contre les
mesures de chaque gouvernement qui répondent à une
logique d´ensemble. C´est par le biais de ces convergences et de
l´unification des revendications et de l´action d´une portée
européenne qu´on pourra passer des luttes nationales
défensives à une dynamique de conquêtes partielles
– nécessitant une dimension européenne – pour faire
obstacle au pro jet patronal éducatif et ouvrir la voie à
la défense et la transformation des services publics afin qu´ils
soient universels, gratuits et sous contrôle des usagers et des
travailleurs.

Carlos SEVILLA ALONSO*
Traduit de l´espagnol par Maria Gatti.

* Militant d´Espacio Altemativo (Etat espagnol).