Mission en enfer, film de Frédéric Gonseth

Mission en enfer, film de Frédéric Gonseth

Depuis plusieurs années, Frédéric Gonseth a recueilli des témoignages au sujet de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale. Ses films permettent d’entendre les voix d’hommes et de femmes qui avaient été raflés en Ukraine et dans d’autres pays occupés par les nazis et qui avaient été forcés de travailler dans des entreprises suisses installées en Allemagne. Leurs histoires ont pu ainsi être intégrées dans une perspective renouvelée et critique sur l’histoire suisse.


En 2003, Gonseth revient sur les expériences vécues par les membres des missions sanitaires suisses envoyées sur le Front de l’Est de 1941 à 1943. Il rappelle que l’Ambassadeur de Suisse à Berlin, Hans Frölicher, et le médecin Eugen Bircher ont été les initiateurs du «Comité d’actions de secours sous le patronage de la Croix-Rouge Suisse». Il s’agissait d’envoyer des médecins, des infirmières et du personne sanitaire sur le front allemand face à l’URSS. En fait, les membres de ces missions furent soumis aux lois et aux règlements militaires allemands et ils ne purent pratiquement jamais secourir des victimes russes. Les autorités allemandes (diplomates, dirigeants de la Croix-Rouge nazifiée, chefs militaires) se félicitèrent de cette contribution suisse, tout en prenant garde à ce qu’aucune information préjudiciable au IIIe Reich ne puisse ainsi circuler en Suisse ou ailleurs.

Des révélations

Il est remarquable de constater la richesse et la variété des documents (films, photographies, journaux personnels) qui ont été conservés en secret et que ce film permet enfin de publier. Des scènes parfois insoutenables ont été vécues par ces personnes qui ont gardé le silence pendant des décennies. Des informations concordantes et précises permettent de reconstituer l’ampleur des massacres commis contre les populations russes et juives en particulier. Des membres de la mission visitent horrifiés le ghetto de Varsovie. Ces faits connus à Berne n’entraînent pas de changements: non seulement la politique restrictive est renforcée par la fermeture des frontières en 1942 et les membres des missions qui diffusent des informations encourent des sanctions comme Rudolf Bucher. Il est regrettable que Bucher et d’autres témoins essentiels soient décédés avant que Gonseth n’entame ses recherches.


Plusieurs témoins expriment leurs déceptions: en partant vers l’Est, ils espéraient apporter une aide humanitaire en restant neutres. En fait, ils ont été intégrés dans les rouages de la machine guerrière du IIIe Reich et ont assisté impuissants aux pratiques génocidaires.


Parmi les témoignages poignants, il ressort en particulier celui d’un participant qui ne peut retenir ces larmes en racontant l’immense déception ressentie à son retour: lors de la réception par les notables zurichois, pendant les conversations autour d’une table bien garnie, le contraste est flagrant entre des personnes qui ont été témoins de scènes épouvantables et celles qui, restées en Suisse, n’hésitent pas à souligner les effets du rationnement alimentaire. Les plaintes de ceux qui disaient manquer de beurre en Suisse restent insupportables pour quelqu’un qui a été un témoin direct des ravages de la guerre mondiale.

Quelques oublis…

On peut regretter que le rôle et les intentions des organisateurs de ces missions sanitaires ne soient évoquées qu’en quelques minutes. Certes, tous les instigateurs de ces missions sont décédés et seules les moins âgées (et les moins gradées dans la hiérarchie à l’époque) sont encore en vie et acceptent aujourd’hui témoigner. En associant ces témoignages avec les résultats des récentes recherches, il aurait été possible de donner davantage d’éléments décisifs. C’est ainsi que Bircher fut fondateur en 1918 d’une organisation patriotique des «gardes civiques» en réaction à la grève générale. Farouchement anticommuniste, complaisant face au nazisme, il fut conseiller national PAB (actuelle UDC), de 1942 à 1955.


La chronologie et le contexte ne sont pas indifférents. En été 1941, quelques semaines après l’attaque allemande contre l’URSS, le Conseil fédéral a signé un accord économique avec le IIIe Reich qui prévoit notamment un financement par la Confédération elle-même des exportations vers l’Allemagne. Matériel de guerre et autres produits du savoir-faire helvétique étaient fort prisés par les Allemands. Parmi les personnalités qui jouèrent un rôle primordial dans l’approbation de cet accord, Peter Vieli, diplomate devenu directeur général du Crédit Suisse, joue un rôle important. C’est lui qui se charge de récolter des fonds privés qui financent les missions sanitaires. Il deviendra ambassadeur de Suisse à Rome afin de remplacer un représentant suisse devenu «persona non grata» aux yeux du régime fasciste.


Autre exemple, Heinrich Rothmund, l’un des responsables de la politique restrictive face aux réfugiés et aux victimes des nazis, n’est même pas mentionné dans le film. Or, il fut en 1941 l’un des initiateurs de ces missions. Les décisions de 1942 sont rappelées, mais sans être replacées dans un contexte plus large.


Malgré ces quelques réserves, il faut souligne que ce film important permet à la fois de saisir les horreurs de la guerre et l’abomination des pratiques génocidaires du IIIe Reich, tout en s’interrogeant sur les activités de la Suisse et des Suisses dans ce contexte.


Marc PERRENOUD

Historien