Forum social mondial Mumbai: 16-21 janvier 2004
Forum social mondial Mumbai: 16-21 janvier 2004
Par plus dun aspect, le processus indien de préparation du FSM ressemble au processus européen du FSE. Avec son milliard dhabitants, ses langues et ses cultures, la complexité de ses structures sociales, ses inégalités de développement, la multiplicité de ses mouvements militants, il faut beaucoup de temps et dattention pour construire des convergences dynamiques à léchelle de lInde. Comme en Europe, la démarche adoptée est très ouverte et «intégrative».*
Après la tenue du premier Forum social asiatique, à Hyderabad en janvier 2003, les Indiens ont organisé une série de réunions préparatoires dans le pays pour mieux intégrer des mouvements et des réalités régionales. Cétait cette fois le tour de Chennai, la capitale de lEtat du Tamil Nadu connu ici sous le nom de Madras, dans le Sud du pays. Les prochaines réunions se tiendront toutes à Mumbai (à savoir Bombay), dans lEtat occidental du Maharastra, pour que les participant(e)s se familiarisent avec le lieu où se tiendra le quatrième Forum social mondial, du 16 au 21 janvier 2004.
Lun des principaux enjeux du prochain FSM est dintégrer beaucoup plus largement lAsie. Mumbai 2004 va donc représenter un moment majeur de linternationalisation du FSM. Mais construire des convergences dynamiques dans lensemble asiatique ne va pas de soi! Il est difficile de trouver une partie du monde plus diversifiée. LInde nen est pas le centre Les liens «naturels» tissés par les mouvements indiens ne concernent que les pays limitrophes (Pakistan, Népal, Bangladesh, Malaisie, Sri Lanka…). Il ny a rien déquivalent à lUnion européenne pour donner un cadre politique et institutionnel commun, ni dautres pays qui puissent jouer un rôle moteur au-delà de sa propre zone régionale.
Au-delà de lInde
Pour tenter de répondre à ce problème, les Indiens ont organisé deux «Consultations asiatiques», lune début juin et lautre, cette fois-ci, à Chennai. La prochaine se tiendra peut-être à Bangkok, en Thaïlande. Pour lessentiel, en Asie, le Forum social mondial est aujourdhui préparé par deux biais. Celui des coalitions nationales, dabord, qui existent de façon plus ou moins formelle et unifiée dans bon nombre de pays (Corée du Sud, Japon, Philippines, Pakistan, etc.), avec la constitution parfois de Forums sociaux nationaux. Celui aussi de très nombreux réseaux internationaux, comme Jubilee South (dette), Focus on the Global South (basé à Bangkok), DAWN (féministes), Peace Boat (pacifistes), des réseaux catholiques, pour les droits humains, etc.
Durant les quelques mois qui nous séparent du FSM, de nouvelles coalitions unitaires vont naître dans divers pays et le nombre de réseaux internationaux impliqués dans le processus va augmenter encore. Les Asiatiques seront politiquement très présents à Mumbai, en janvier prochain, même si le coût des voyages risque de restreindre les délégations venant dAsie du Sud-Est (un vol Manille-Mumbai est aussi cher quun vol Manille-Paris). Les pays limitrophes devraient être massivement représentés, si du moins les visas sont accordés à temps. Plusieurs milliers de Pakistanais sont notamment partants, ce qui est politiquement très important vu le face-à-face nucléaire qui oppose lInde et le Pakistan et la guerre (généralement verbale, mais assez chaude sur la question du Cachemire…) que mènent les deux gouvernements.
Lorganisation du Forum
En Inde, la préparation du FSM se poursuit très systématiquement. Le Forum se déroulera dans la partie nord de Mumbai (non loin du parc national Sanjay Gandhi), dans le district de Goregaon. Comme lors du premier FSE, à Florence, il se tiendra dans un site unique (pour des raisons pratiques, le camp jeune devra être organisé en dehors) à la fois «prolétarien» (il sagit dune zone industrielle dont les usines, pour la plupart désaffectées, accueilleront conférences et séminaires) et très verdoyant. En janvier, le temps à Mumbai est très clément (pas de pluie, 25 degrés…). Nous pourrons deviser à lombre des arbres en sortant des réunions…
Le Comité dorganisation indien doit faire face à des problèmes pratiques que nont pas connus les précédents Forums mondiaux ou européens. Il ne peut en effet compter ni sur laide des municipalités ni sur celle des gouvernements (dEtat ou de la Fédération). Pas de logements ou de terrains gratuits mis à disposition. Tout se paye. Imaginez le prochain Forum social européen sans lappui des municipalités et des Conseils régionaux.
Ainsi, des tentes vont être dressées pour loger les délégations venant des diverses régions indiennes. Cest le moins cher. Mais le strict prix coûtant reste beaucoup trop élevé pour un paysan pauvre. Un effort de solidarité financière majeur doit être fait pour assurer une véritable participation populaire au FSM. Le test de Mumbai est ici essentiel. Si nous voulons que le Forum mondial migre en Asie et en Afrique, il faudra savoir se passer de biens des appuis institutionnels.
Construire des convergences
Le processus de préparation politique se poursuit. De longues discussions ont eu lieu pour que soient reflétées les réalités indiennes, telle la question essentielle des castes (comme les réalités latino-américaines avaient été reflétées à Porto Alegre), ou sur lintitulé des conférences, par exemple, pour que lusage du mot «travail» nexclue pas limportance du secteur informel de léconomie.
Ce long processus de discussion sur le contenu du Forum est dautant plus important que la préparation du FSM réunit des mouvements de types très différents, qui navaient souvent pas construit auparavant de tradition de collaboration: ce que les Indien-nes appellent «mouvements de masse traditionnels» (syndicats, associations de femmes, jeunesses, etc., identifiés à la gauche «classique») et «mouvements populaires» (aile «mouvementiste», de traditions souvent «gandhiennes») appartenant ou pas à la National Alliance of Peoples Movements (NAPM), divers types dONG, nombreux mouvements sociaux locaux ou régionaux, expression des castes subordonnées comme les Dalit (les «Intouchables»), de véritables hors castes («hors humanité»: les Avidasis, les tributs) ou de minorités (musulmanes, chrétiennes), etc.
La préparation du Forum social a ainsi permis lintégration au processus dun très grand nombre dorganisations et mouvements de types très divers, la mise en oeuvre de convergences militantes dune ampleur tout à fait inhabituelle. Cest lun de ses principaux succès. Bien entendu, le succès nest pas total (il nest dailleurs total dans aucun des pays où les forums sociaux se sont tenus).
Forum concurrent?
Un certain nombre dorganisations ont appelé à la tenue dun forum «Résistance 2004», qui se tiendra aux mêmes dates, sur le même sujet et dans le même quartier de Mumbai que le FSM! Cette initiative, encore dampleur limitée, reflète plusieurs problèmes. Certains sont spécifiques, comme la difficulté à achever la construction de relations unitaires entre des organisations qui ont longtemps vécu des rapports très conflictuels. ( ) Mais dautres me semblent avoir une portée plus générale:
- Jusquà récemment, en Inde, seule une mince couche de cadres militants internationalisés a participé à lexpérience des forums sociaux. Pour beaucoup de mouvements, elle reste encore assez mystérieuse. Dans ce contexte, un argument polémique, utilisé par des opposants au FSM peu soucieux dexactitude, fait facilement mouche: ils opposent les forums, où lon ne ferait que parloter à grands frais financiers, aux mobilisations militantes, où se mèneraient les luttes réelles. Toutes celles et ceux qui ont vécu lexpérience de ces dernières années savent pourtant que se sont dans une large mesure les mêmes organisations qui ont assuré le succès des forums et des grandes mobilisations; que, précisément, ce qui est intéressant, cest le lien réciproque qui sest tissé entre «lespace ouvert de convergences» des forums et la capacité croissante daction commune (tant sur le plan national quinternational) de mouvements très divers. Le cas décole est évidemment la préparation de la grande journée mondiale anti-guerre du 15 février 2003, qui a été discutée tout dabord au FSE de Florence, puis au FSM de Porto Alegre. Ce lien dynamique est encore peu perçu dans nombre de milieux militants indiens.
- Le dernier aspect de la question est le plus problématique. A linitiative de «Résistance 2004» se trouve en effet lInternational League of Peoples Struggles (ILPS), donc quelques organisations maoïstes comme le Parti communiste des Philippines (PCP) et le PCI-ML «guerre du peuple» en Inde. La décision dorganiser «Résistance 2004» a dailleurs été prise lors dune réunion internationale, les 18-20 juillet 2003, aux Pays-Bas, où se trouve la représentation extérieure du Front national démocratique des Philippines (NDFP), lié au PCP. Le fait que des partis appuient une telle initiative nest évidemment pas un problème; dautres partis m.-l. indiens soutiennent le processus du FSM, ce qui est une très bonne chose, vu leur implantation sociale dans le pays. Mais, le PC philippin est lun des partis les plus sectaires de la région, un sectarisme qui menace les autres composantes de la gauche (y compris révolutionnaire) aux Philippines. Le danger est quil «exporte» ce sectarisme en Asie.
Cadre unitaire contre sectarisme
Il ny aura pas deux «sommets militants» de même ampleur à Mumbai. Le FSM accueillera probablement plus de 50.000 participant-e-s (le succès numérique pourrait être trop important pour les infrastructures). «Résistance 2004» est loin davoir une telle capacité de mobilisation et certaines de ses composantes peuvent concevoir cette initiative comme tout à la fois indépendante et complémentaire au FSM (ce fut souvent le cas dautres initiatives lors de précédents forums sociaux). Mais on peut néanmoins sérieusement craindre quune dynamique beaucoup plus sectaire ne saffirme à cette occasion.
Le Comité dorganisation indien du FSM a davance répondu à certaines des questions soulevées ici. En assurant par exemple un caractère unitaire, ouvert et intégratif à la préparation du FSM, et en prévoyant, au sein du forum, la présence de grandes tentes qui permettront aux mouvements militants sur des thèmes communs de se rencontrer et de construire des convergences internationales tournées vers laction commune.
Les réunions de Chennai (24-27 septembre) ont montré que la préparation, du FSM en Inde se poursuit activement et quelle est effectivement engagée en Asie. La faible participation internationale (Europe, Amérique latine.) à ces réunions tend à montrer, en revanche, quil reste encore beaucoup à faire pour mieux lier les processus mondiaux au processus indien. La tenue du second Forum social européen à la mi-novembre, en région parisienne, doit être loccasion dinitier, dans la foulée, la mobilisation pour le FSM de Mumbai.
En changeant de continent, le Forum social mondial va se voir profondément renouvelé. Lexpérience va être passionnante. Sur le plan militant, bien entendu: lInde est politiquement très riche, comme dautres pays dAsie dailleurs, et ses mouvements sont très dynamiques et variés. Mais aussi sur le plan culturel. Mille facettes de lInde se retrouveront au sein du forum, avec un programme daction culturelle qui sannonce beaucoup plus développé quà Porto Alegre ou en Europe. Et avec Mumbai (Bombay) comme environnement immédiat Une occasion à ne pas rater!
Pierre ROUSSET
* La version initiale de cet article a été publié dans «Grain de sable» (n° 442, 3 oct. 2003), courrier dinformation électronique dAttac. Pierre Rousset est membre du groupe Asie dAttac-France.