Signes extérieurs de génie et audace sans objet...

Signes extérieurs de génie et audace sans objet…

Une opinion très répandue voudrait que la littérature française en soit aujourd’hui au point mort. Écrasé par la pression économique, asséché par l’uniformisation de la création culturelle, le champ de l’édition interdirait désormais à toute œuvre de qualité de voir le jour. Un récent livre du critique littéraire Pierre Jourde, La littérature sans estomac1, apporte un démenti brillant à ce constat. «Je considère, dit Jourde, que, littérairement, artistiquement, notre époque est une des plus riches, des plus foisonnantes que nous ayons connues depuis longtemps (…). Je ne cesse de lire des romans de jeunes écrivains qui m’enchantent, la poésie est en plein renouvellement, je vois des spectacles passionnants, je croise des peintres excellents.»2


L’ouvrage est consacré pour l’essentiel aux œuvres de Gérard Guégan, Valère Novarina, Eric Chevillard et Jean-Pierre Richard (Pierre Michon et Claude Louis-Combet sont évoqués plus incidemment). Les analyses de Jourde sont affranchies de toute lourdeur «théorique»: point de recours systématique à la psychanalyse ou à la sémiotique pour faire surgir le sens des œuvres, l’attention minutieuse à la logique interne des textes examinés se suffit à elle-même. L’inexistence de présupposés critiques chez l’auteur fait d’ailleurs écho à une propriété significative du champ littéraire actuel: l’absence de mouvements littéraires constitués. La modernité artistique se caractérisait jusque dans les années 1970 par l’émergence successive d’avant-gardes, démarquées les unes des autres par des programmes esthétiques, et généralement réunies autour de revues ou de maisons d’édition. La littérature n’échappant pas aux évolutions générales du champ de l’art, dont la tendance est à la dissémination, la création s’est atomisée. «Le paysage littéraire est devenu incertain (…), affirme Jourde, les groupes nantis d’une théorie cohérente restent confidentiels (…), il s’agit plutôt d’ensembles flous, sans ligne dure, sans mots d’ordre.»3


Ceci ne signifie pas que rien ne réunit les écrivains contemporains. L’une des particularités de la production littéraire récente semble être le travail sur le «cliché», qui reprend et intensifie une logique initiée par Flaubert4. Selon Jourde, les œuvres de Novarina et de Chevillard trouvent ainsi leur point de départ dans l’idée d’omniprésence et de toute-puissance du cliché: «(…) nous sommes entourés d’un bruissement incessant de paroles, débordés par une monstrueuse production de mots immédiatement repris, commentés, assimilés. Toute formulation ne peut plus guère nous apparaître que comme un cliché en puissance»5. Dans ces conditions, la recherche d’une parole littéraire absolument neuve est plus que vaine, elle est, du fait de la vocation naturelle du langage à véhiculer les lieux communs, antinomique. D’autant que le refus du cliché a souvent pour corollaire la posture de l’artiste incompris ou du poète hermétique, elle-même largement stéréotypée («le bon vieux coup de l’incompréhensible et de l’indicible»). Accéder à l’originalité artistique implique en conséquence paradoxalement d’assumer la banalité, de tâcher de la dominer, «mais en toute modestie, sans se croire assez fort pour lui échapper.»6

Sous-produits littéraires

La Littérature sans estomac a valu à Pierre Jourde une mise en demeure judiciaire par Josiane Savigneau, rédactrice en chef du Monde des livres, supplément littéraire du quotidien du même nom. La publication de l’ouvrage a entraîné l’annulation de nombreuses apparitions radiophoniques et télévisées de l’auteur et de son éditeur. Un article de Jourde prévu dans Les Temps modernes fut supprimé au dernier moment par son directeur, Claude Lanzmann. La parution du livre en format poche en mars 2003 fut repoussée sine die. C’est que, avant d’en venir à célébrer la littéraire contemporaine dans la seconde partie de son ouvrage, Jourde en consacre la première à une attaque en règle contre les auteurs qui, du point de vue médiatique, passent pour être les grands créateurs contemporains. A commencer par Philippe Sollers, le plus connu peut-être, dont Jourde affirme qu’il relève de cette catégorie d’écrivains «assez intelligents pour avoir un peu conscience de leur manque d’épaisseur littéraire réelle, mais [qui sont] intellectuellement déformés par l’importance artificielle qui leur est donnée.»7 Le manque d’épaisseur en question aurait peu d’importance si l’intéressé ne régnait pas en maître depuis des décennies sur de larges secteurs de la critique – par le biais notamment de sa mainmise sur le Monde des livres – et de l’édition.


De Christine Angot à Olivier Rolin, en passant par Christian Bobin, Philippe Delerm et Marie Darrieussecq, la liste est longue des écrivains qui ne doivent leur statut qu’à leur capacité à exhiber des «signes extérieurs de génie». Les ressorts de cette sous-production littéraire, qui a pour contrecoup la sur-production d’ouvrages dont témoigne chaque rentrée littéraire, sont multiples. Tout d’abord, comme le disait le philosophe Gilles Deleuze, il semble admis aujourd’hui que la littérature est l’affaire de tout le monde: «(…) chacun semble et se semble à lui-même gros d’un livre, pour peu qu’il ait un métier ou simplement une famille, un parent malade, un chef abusif. Chacun son roman dans sa famille ou sa profession…»8 Peu s’en faut à partir de là pour que la seule sincérité d’un auteur, le récit prétendument authentique de son «vécu» personnel, lui tienne lieu de style. Ce «crétinisme de la confidence», dit Jourde, traduit en définitive fidèlement l’esprit du temps: «c’est l’idéologie des jeux télévisés, de la publicité, des reality show, de Loft Story (…)»9. L’authenticité réelle, quant à elle, se conquiert plus qu’elle ne s’étale.

Rhétorique de la transgression

Le plus grotesque peut-être des attributs de la littérature médiatique actuelle – le plus symptomatique aussi de notre époque – est sa prétention à «déranger». La transgression est aujourd’hui une valeur artistique instituée, défendue par les organismes de consécration littéraire les plus officiels, et les plus réactionnaires. Chaque ouvrage publié est censé fournir un nouveau cas de «liberté sexuelle osant briser les derniers tabous, une audace d’écrivain illustrant la puissance dérangeante de la littérature (…).»10 Il y a des lustres cependant que le dernier des tabous inviolables s’est écroulé, «la liste des exemples serait innombrable, Sade, Rebell, Apollinaire, Céline, etc.» En outre, l’insoumission aux normes artistiques établies se trouvait être jusqu’à une date récente au service d’un contenu littéraire, seul susceptible, en dernière instance, de faire l’objet d’un jugement esthétique. Or, la rhétorique de la transgression semble avant tout servir à présent à masquer la vacuité du projet littéraire des écrivains concernés. L’audace supposée de ces derniers est sans objet, elle n’offre aucun substitut à des canons artistiques qu’elle ne conteste au demeurant qu’artificiellement.


Dans l’un des ouvrages les plus débattus au sein du mouvement alter-mondialiste, Luc Boltanski et Eve Chiapello décrivent la prodigieuse capacité du système capitaliste à retourner à son profit les critiques formulées à son encontre par ses adversaires11. Selon eux, l’économie de marché s’est emparée des idéaux de 1968 et y puise à l’heure actuelle une part importante de sa légitimité idéologique. Pierre Jourde applique à la littérature contemporaine un raisonnement somme toute analogue. Le champ littéraire produit aujourd’hui en quantité industrielle, sans être en rien menacé par elles et en engrangeant dans l’opération le plus grand profit financier et symbolique, des valeurs culturelles jadis subversives. Reste que, comme le montre Jourde lui-même pour le domaine artistique et comme en témoigne la vigueur des mobilisations alter-mondialistes dans le domaine politique, la subversion véritable n’en a pas pour autant interrompu son parcours.


Razmig KEUCHEYAN

  1. Pierre Jourde, La littérature sans estomac, L’esprit des péninsules, 2002.
  2. Entretien avec Pierre Jourde: http://www.fluctuat.net/livres/interview/jourde.htm
  3. Pierre Jourde, op. cit., p.11-12.
  4. Voir Jacques Dubois, Les romanciers du réel, Seuil, 2000, chap. 10.
  5. Pierre Jourde, op. cit., p.296.
  6. Ibid., p. 296.
  7. Ibid., p. 57.
  8. Gilles Deleuze, Pourparlers, Minuit, 1990, p. 178.
  9. Pierre Jourde, op. cit., p. 17.
  10. Ibid., p. 18.
  11. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.