Le travail en Suisse: Mesdames les travailleurs!

Le travail en Suisse: Mesdames les travailleurs!

Dans les années septante, l’image était claire: le prolo helvétique était d’abord un travailleur d’usine, avec sa salopette bleue, ses restes de limaille et son odeur d’huile à machine, les terrassiers ou les maçons de la construction, moins nombreux, pour la plupart immigrés, étant moins «visibles». D’une manière ou d’une autre, c’est bien cette représentation de l’homo industrialis qui fonctionnait majoritairement comme représentation sociale lorsqu’il s’agissait d’évoquer «les travailleurs» ou «la classe ouvrière». Non sans raison, puisqu’alors, le plus fort contingent des salariés était celui des travailleurs occupant des emplois industriels (35% de la population active).


Trente ans plus tard, un pourcentage identique s’applique aux femmes travaillant dans le secteur des services, selon les données de l’OCDE. En soi, cela pourrait être une situation réjouissante, puisqu’elle traduit le fait que, pour la première dans son histoire, le capitalisme helvétique n’a pas pu jouer de la main-d’œuvre féminine – et y compris de la main-d’œuvre féminine immigrée – comme d’un coussin amortisseur de sa crise. De plus, cette modification structurelle apporte une manière différenciée de poser la question de la relation entre le travail salarié et le travail, ménager ou éducatif, non-salarié, comme elle permet aussi de concevoir différemment les relations entre temps de travail et temps à disposition du salarié ou de la salariée.

On est souple, on se plie, on reste flexible…

Mais, car il y bien sûr un «mais», sans quoi le capitalisme ne serait pas le capitalisme, cette montée en puissance de l’emploi féminin dans le secteur des services est aussi la traduction de la précarité des emplois et de leur flexibilité:

  • En Suisse, plus de 80% de salarié(e)s à temps partiel sont des femmes. Et parmi elles, les trois quarts gagnent moins de 3000 francs par mois. Le temps partiel (qui concerne 30% de la main-d’œuvre) se répartit de façon presque semblable au-dessus (617000 personnes) et au-dessous (590000 personnes) de la barre du taux d’occupation à 50%.
  • Si, malgré la crise, les femmes sont restées sur le marché du travail, on peut constater une tendance analogue du côté des immigré(e)s. Alors que leur renvoi avait été très clairement un des moyens utilisé par le patronat pour «répondre» à la crise des années 70, la part de la population étrangère retombant à 20%, elle a repassé la barre des 25%, malgré les récession des années 80 et 90. Autrement dit, sans avoir disparu, le rôle conjoncturel de la main-d’œuvre immigrée est moins fort que par le passé, même si elle a frontalement du supporter le choc du recul des emplois dans le secteur secondaire (-26% pour les hommes immigrés, contre 10% pour les hommes suisses), ce qui se traduit logiquement par une forte proportion de travailleurs étrangers parmi les chômeurs.
  • Alors que le temps de travail hebdomadaire est l’un des plus longs d’Europe (41,7 heures, seule la Grande-Bretagne de Thatcher-Major-Blair fait mieux), les heures supplémentaires se ramassent à la pelle: en une année, elles représentent l’équivalent théorique de 80000 emplois.
  • Selon les données de l’Enquête suisse sur la population active (ESPA, 2e trimestre 2001), la plupart des salarié(e)s travaillent selon un horaire fixe (58%), alors que 27% des personnes actives connaissent un horaire calculé sur une base horaire ou mensuelle, avec (19%) ou sans heures bloquées. Le travail annualisé concerne 5% des salarié(e)s et 10% oeuvrent sans horaire précis.
  • On s’en doutait un peu, mais si le travail de nuit (134000 personnes) reste (pour combien de temps?) à majorité masculine – 4,8% des hommes, 3,9% des femmes – le travail sur appel est lui une spécialité féminine. Sur les 160000 personnes qui travaillent sur appel, soit le 5% des salarié(e)s, les deux-tiers sont des femmes (106000). Le travail sur appel avec un nombre d’heures garanties ne concerne qu’une minorité des cas, dans la majorité qui ne connaît pas ce régime, les femmes sont surreprésentées (64%).
  • Le travail régulier le dimanche concerne 253000 salarié(e)s soit 8,3% de l’ensemble. Rebelotte pour les femmes – et les immigrés – qui sont davantage à la tâche le jour du Seigneur que les hommes. L’adage populaire qui voulait que, le dimanche, les femmes aillent à l’église et les hommes au bistrot semble donc avoir été réécrit par le capitalisme contemporain.
  • Le travail à domicile est aussi une «affaire de femmes» (78% des 67000 salariés). Notons cependant un phénomène intéressant parce que traduisant bien la flexibilisation rampante du temps de travail et la disparition d’une coupure claire entre temps de travail et temps libre: 354000 salariés ont effectué «occasionnellement» des travaux pour leur employeur, sans que ces travaux soient payés ou intégrés dans le temps de travail. Et si on y ajoute les personnes qui effectuent occasionnellement des heures supplémentaires «non payées» à la maison, le nombre des salariés travaillant régulièrement ou occasionnellement à domicile s’élève à 761000 personnes! A qui on dit merci, patron?

Conditions de travail: un iceberg silencieux

Les passagers du Titanic l’ignoraient sûrement, mais les iceberg avancent sans bruit. Et sans faire de vagues. C’est un peu ce qui se passe à propos de conditions de travail. Chez les salarié(e)s, la loi du silence règne, par habitude, par peur, par méconnaissance ou par fatalisme. La dégradation de ces conditions, ressentie par tout un chacun sur sa place de travail, devient alors une affaire privée, une question de vécu individuel, alors qu’il s’agit d’un enjeu collectif. D’autant plus que l’Helvétie, qui ne compte pas une seule chaire universitaire de médecine du travail, regarde ailleurs quand on évoque les conditions de travail. Dès lors les données objectives font largement défaut.


Pourtant, dans cet épais silence, l’iceberg avance et sa pointe devient visible, pour peu que l’observation se fasse attentive. Cette pointe, on l’observe, par exemple, dans la véritable épidémie de TMS (troubles musculo-squelettiques, ou lésions pour efforts répétitifs sous forte contrainte de temps) qui se répand en Europe et ailleurs dans le monde. C’est là une des manifestations les plus patentes des effets de l’intensification et de la flexibilisation du travail. Dans le dossier spécial consacré à ce thème par le Bureau technique syndical européen (et consultable sur son site: www.etuc.org/tutb), le chercheur Giulio Andrea Tozzi note: «Nous sommes dans une période de changements technologique et surtout organisationnels de la production, qui engendrent une aggravation des conditions de travail et la précarisation d’un nombre important de travailleurs. Ces transformations montrent, dans tous les pays développés, une croissance exponentielle des affections, telles que le stress et les troubles musculo-squelettiques (TMS), liés aux aspects gestionnels du travail. Celles-ci deviennent les principales maladies causées par le travail, révélant une rupture entre l’organisation du travail, la conception des tâches, la charge et les horaires de travail, et les capacités des travailleurs.


Le nombre croissant de travailleurs affectés par des TMS semble en effet témoigner d’une véritable épidémie en Europe et ailleurs. L’état des connaissances scientifiques nous offre aujourd’hui suffisamment d’éléments sur la corrélation positive entre TMS et conditions de travail, surtout en termes de facteurs physiques, mais aussi organisationnels et sociaux et sur la possibilité d’agir efficacement pour en réduire les causes.» (BTS Newsletter, Dossier spécial «Les TMS en Europe», n° 11-12, juin 1999, p. 12).Plus nettement encore, François Daniellou, ergonome, titre sa contribution: «Les TMS, symptôme d’une pathologie organisationnelle» (ibid. p. 34). Le sociologue Serge Volkoff, spécialiste de l’organisation du travail confirme: «c’est bien un signe pathologique massif, dont les causes sont attribuables, selon l’ensemble des spécialistes, aux formes les plus sollicitantes de l’organisation du travail et notamment à la pression temporelle.» (ibid. p. 70).


Quant au stress, l’Organisation internationale du travail a tiré la sonnette d’alarme depuis quelque temps déjà: «Le coût du stress professionnel augmente, et la dépression est une pathologie de plus en plus courante (…) la santé mentale dans le monde du travail est en danger» (Travail, n° 37, décembre 2000). En Suisse, l’enquête menée par le seco (Secrétariat d’Etat à l’économie), constate que 11,3% des travailleurs sont soumis au stress et que les 2/3 d’entre eux en souffrent effectivement.

La suva et le jeu des définitions

La suva est non seulement la principale assurance en matière de maladies et accidents professionnels en Suisse, elle est aussi l’organe qui définit ce qui est reconnu comme tel. Sans vouloir rentrer dans un débat de spécialistes, suivons la définition donnée des TMS dans l’ouvrage, capital, publié par la Conférence romande et tessinoise des Offices cantonaux de protection des travailleurs: «Le terme de troubles musculo-squelettiques (TMS) se rapporte à des atteintes inflammatoires ou dégénératives des structures articulaires, des muscles, des nerfs et structures neuro-vasculaires, et des tendons. Les TMS recouvrent donc un large éventail de problèmes de santé parmi lesquels ont peur dégager deux groupes principaux: les atteintes dorsales d’une part, celle des membres supérieurs (auxquelles on rattache les atteintes de la région du cou) et des membres inférieurs d’autre part.» (Elisabeth Conne-Perréard, Marie-José Glardon, Jean Parrat, Massimo Usel, Effets de conditions de travail défavorables sur la santé des travailleurs et leurs conséquences économiques, 2001, p. 37). Seulement voilà, du côté de Lucerne, siège de la suva, on aime pas trop ce qui pourrait ressembler à un «large éventail de problèmes de santé». Trop cher, sans doute, l’éventail. Et puis, allez savoir avec ces feignants de travailleurs, toujours en train de se plaindre… Du coup, on réduit les TMS à quelques cas précis comme les bursites chroniques par pression constante, les paralysies nerveuses par pression ou les tendovaginites. Et le tour est joué: les cas de TMS acceptés ne représentent que 28,6% de ceux qui sont soumis. Dès lors on peut affirmer qu’en Suisse, les cas acceptés par les assureurs maladies et accidents professionnels (suva et autres) ne représentent que la cime extrême de la pointe de l’iceberg évoqué plus haut. Les 1144 cas reconnus en quatre ans font pâle figure, quand dans l’Union européenne 33% des travailleurs disent souffrir de douleurs dorsales, qu’en Suisse la proportion de ceux qui disent en souffrir «souvent ou très souvent» est passée de 13 à 21% entre 1984 et 1998 et que s’agissant des douleurs ou raideurs de la nuque et des épaules, la proportion passe de 10 à 18%. Entre 1992 et 1996, le nombre d’invalidités pour lombalgie a explosé (+71%), bien plus que celui de l’ensemble des causes de maladies et accident (+44%). Voilà qui semble ne pas émouvoir beaucoup l’officialité helvétique, qui nous refait le coup de la France et du nuage de Tchernobyl, dont la radioactivité avait mystérieusement et officiellement disparu dès le passage des frontières de l’Hexagone: l’épidémie de TMS n’a franchi ni les Alpes, ni le Jura. Punkt schluss et rompez!


Il est vrai que s’en prendre aux risques de TMS c’est agir directement sur l’organisation du travail – et les contraintes qu’elle impose aux salarié(e)s – haut lieu de l’absolutisme patronal et sanctuaire de la production de plus-value. Un objectif visiblement hors de portée, actuellement, du mouvement syndical. Et une pensée sacrilège qui ne viendrait pas à l’esprit du très démocrate-chrétien Deiss ni à celui de l’ultra-libéral Couchepin, dont la seule religion déclarée est celle du profit.

L’invalidité pour raisons psychiques, un autre indicateur possible

Pendant longtemps, les autorités ont estimé qu’il n’y avait pas de lien – ou qu’il était top ténu – entre le durcissement des conditions de vie et de travail et la forte augmentation des cas d’invalidités pour raisons psychiques. Un accroissement que la pratique restrictive de reconnaissance de l’AI – au centre d’une polémique récente dans le milieu médical vaudois, ou dix-huit médecins ont été blâmés par la Commission de déontologie de la Société vaudoise de médecine pour avoir mis en cause publiquement les compétences de l’expert désigné par l’assurance fédérale – n’a pu dissimuler durablement. Une étude de Mischa Stünzi, récemment publiée par l’officielle revue «Sécurité sociale» atteste pourtant que «dans une société axée sur le rendement et caractérisée par un individualisme croissant (…) la pression psychique se fait toujours plus forte. Toutes les couches de la population sont touchées, mais les personnes issues des couches socio-économiques les plus basses, les «working poor» (travailleur pauvre) sont particulièrement touchées.» (Le Courrier, 17.7.03) Travailler sans fin pour simplement survivre, comme ne pas pouvoir travailler (le chômage) peut vous dévaster le psychisme. En outre, «les femmes constituent un cas particulier. L’augmentation du nombre de bénéficiaires féminines de rentes AI, souffrant de troubles psychiques, a été de près de 10% supérieur à celle des hommes dans la même situation. Ce phénomène pourrait être dû non seulement à la double charge familiale et professionnelle des femmes, mais aussi à la difficulté de faire sa place dans un monde du travail qui exige des qualités considérées comme masculines: capacité de s’imposer, endurance et agressivité». (ibid.). Il faudra se souvenir de la réalité traduite par ces données lorsque les blochériens de tout poil, poursuivant la campagne déjà commencée en Suisse alémanique s’en prendront à l’AI, à son prétendu laxisme et aux simulateurs – surtout étrangers, bien sûr! – qui «creusent ses déficits».


Ce bref survol des conditions de travail souligne la nécessité de nos revendications: renforcer la protection légale contre la précarisation du travail et les licenciements, se battre contre la dérégulation des horaires de travail (travail sur appel, travail de nuit et du dimanche), diminuer le temps de travail: voilà dans quelle direction aller pour affirmer une fois encore et sans relâche que nos vies valent mieux que leurs profits.


Daniel SÜRI