1968-2011

1968—2011: soyons réalistes, refusons la dictature des marchés

A plusieurs reprises, ces derniers jours, des journalistes de la presse écrite et de la radio se sont interrogés sur les relations entre les mobilisations sociales actuelles en Europe du Sud – de l’Espagne à la Grèce – et les événements des années 1968. Il y a en réalité des similitudes et des différences essentielles qu’il faut prendre en compte.

Au premier abord, les analogies sont au nombre de trois :

    – Ces mouvements se répandent comme une traînée de poudre à l’échelle internationale, de l’Afrique du Nord à la Grèce, en passant par la Péninsule ibérique et l’Italie (le vote à plus de 90 % de 57 % du corps électoral contre le nucléaire, la privatisation de l’eau et l’immunité des ministres a en effet été rendu possible par une puissante mobilisation capillaire à la base).

    – Ils sont largement portés par une nouvelle génération qui ne trouve pas dans les institutions politiques existantes – les principaux partis, mais aussi les syndicats majoritaires – des vecteurs d’expression de leurs aspirations et revendications.

    – La promotion d’une « démocratie réelle » est la question clé, face à un système qui érige en tabou la discussion de toute alternative d’ensemble. En 1968, les sociaux-démocrates étaient solidaires du « monde libre » contre le communisme, défendant les législations d’exception contre « l’ennemi intérieur », la course aux armements (y compris nucléaires), ou la guerre du Vietnam. Pour trouver des issues alternatives, aujourd’hui comme hier, il faut donc sortir de ces carcans.

Mais les différences entre 1968 et 2011 sont plus importantes encore :

    Le contexte socioéconomique est radicalement différent. A la fin des années 60, les pays industrialisés sortaient de la longue période de croissance d’après guerre. L’Etat social et les services publics n’avaient cessé de se développer. De même, les salaires réels avaient cru sur la longue durée et le chômage était pratiquement inexistant.

    Tout au contraire, aujourd’hui, nous venons de vivre 35 ans de croissance ralentie et accidentée, marqués par la stagnation relative des salaires et la montée du chômage de masse (en particulier pour les jeunes). Les politiques néolibérales de dérégulation, de mise en cause des services publics et de privatisation débouchent sur la montée des inégalités sociales. Enfin, pour les conservateurs comme pour les sociaux-démocrates, comme le disait Margaret Thatcher : «?There is no alternative.?»

    Le productivisme, son travail abrutissant (chaines de montage, cadences infernales, etc.), mais aussi son emprise sur la vie quotidienne (métro-boulot-dodo et consommation compulsive) généraient une insatisfaction croissante parmi les salarié·e·s, qu’ils soient non qualifiés (jeunes, immigré·e·s, sans droits) ou même qualifiés, supportant mal un système très fortement hiérarchisé.

    Aujourd’hui, c’est le travail précaire et le chômage de masse, la relégation dans des quartiers stigmatisés, la montée du racisme, mais surtout le sentiment qu’il n’y a pas de perspectives d’amélioration et que demain sera pire qu’aujourd’hui, qui produit une frustration croissante parmi la jeunesse.

    Enfin, la contestation de 1968 repensait les aspirations sociales, politiques et idéologiques d’une société d’abondance qui aurait pu être mise au service de l’émancipation humaine. Elle faisait la traque à un conformisme anachronique, rigidifié par l’esprit de guerre froide, qui avait étouffé les aspirations politiques et sociétales de la Libération et de la décolonisation. Pour la jeunesse, les structures autoritaires, la domination masculine et la répression sexuelle étaient devenues insupportables.

    Aujourd’hui, l’inégalité sociale a marqué de profonds clivages, y compris au sein des pays les plus riches. Elle a multiplié les frontières entre classes, régions, quartiers et générations. L’abondance contraste avec la pénurie et la solidarité est de plus en plus décriée au nom des abus et de la promotion de la responsabilité individuelle. La croissance sans frein n’est même plus une option, vu le réchauffement climatique qui menace les conditions de vie sur terre. Les restes de l’Etat providence paraissent condamnés. Enfin, le socialisme n’apparaît plus comme un horizon d’attente.

    Qu’ils-elles s’appellent les in­di­gné·e·s (en Espagne) ou les dé­ter­miné·e·s (en Grèce), les centaines de milliers de ma­ni­fes­tant·e·s, de jeunes en particulier, qui descendent dans la rue et occupent les places aujourd’hui, débordant les organisations syndicales, entendent ne pas se laisser enfermer dans la logique des marchés financiers. Ils·elles refusent de céder au chantage de l’endettement public qui justifie de véritables plans d’ajustement structurel.

    En effet, pourquoi une société dont la productivité ne cesse d’augmenter devrait-elle vivre toujours plus mal, parce que ses richesses sont de plus en plus mal réparties ? D’où l’exigence de discuter sans tabou de la dette extérieure (est-elle légitime ? faut-il la rembourser ?) et de défendre un projet social garantissant une vie digne pour toutes et tous : un revenu, un toit, une formation, des soins de qualité, des droits et une démocratie participative pour les exercer. Soyons réalistes, refusons la dictature des marchés !

Jean Batou