Féminisme et émancipation ouvrière au début du XIXe siècle

Féminisme et émancipation ouvrière au début du XIXe siècle

L’intellectuel marxiste
états-unien Hal Draper*, dont nous avions publié les Deux
âmes du socialisme en traduction française, le 30 juin
2002 (www.solidarites.ch/journal/graph/12.pdf),
est aussi l’auteur d’une histoire encore inédite du
féminisme socialiste, dont un chapitre a été
publié en anglais1. Nous en présentons ici de
larges extraits en traduction française. Cette page
d’histoire montre bien quels liens étroits avaient
été établis, à l’orée du
mouvement ouvrier, entre émancipation du travail et
émancipation des femmes.

Si l’on en croit la mythologie d’une grande partie de
l’histoire féministe, la défense des droits des
femmes a été le fait presque exclusif de certains
intellectuels éclairés – Mary Wollstonecraft, John
Stuart Mill2, etc. Une croyance associée, implicite
ou explicite, veut que la résistance au sexisme ne puisse venir
que des «classes éduquées», tandis que les
classes travailleuses demeurent nécessairement un vivier
d’attitudes et de pratiques inspirées par le chauvinisme
mâle.

Il ne fait aucun doute bien entendu que de larges secteurs des classes
supérieures autant que des classes inférieures
étaient dominés par des préjugés sexistes.
C’est la position opposée qui fait l’objet de la
discussion. Et l’on notera que cette position opposée fait
apparaître un contraste entre des individus
éclairés de la bourgeoisie et des prolétaires
sexistes en rangs serrés, dont les individus
éclairés sont rarement mentionnés.

Ceci n’est pas pertinent méthodologiquement. L’une
des raisons de ce modèle explicatif, c’est que les
individus éclairés des classes inférieures que
nous venons de mentionner, aussi nombreux qu’ils aient
été, n’ont pas été amenés
à écrire et à publier des livres (ce qui,
après tout, est le mode d’existence des intellectuels,
virtuellement par définition). Wollstonecraft et Mill ont
publié des livres. L’influence des autres doit être
cherchée dans d’autres activités, si l’on ne
veut pas l’ignorer de façon trompeuse.

Le nom de Wollstonecraft mérite une mention spéciale,
précisément parce qu’il n’y avait pas
même une infime minorité de sa classe qui
représentait un simulacre de mouvement pour ses idées. Du
point de vue de sa classe, c’était une paria. Ce fait
renforce sa stature historique, en dépit de toutes ses limites.
Dans la France révolutionnaire, aucune tendance sociale des
classes supérieures ne s’exprimait pour soutenir Condorcet3,
et Olympe de Gouges était une autre paria parmi les siens; en
revanche, les femmes des sans-culottes ont pris entre leurs mains une
forte dose d’égalité dans l’action
révolutionnaire en masse, c’est-à-dire en tant que
couche sociale dans son ensemble. Durant une courte période, les
femmes révolutionnaires ont pu être portées par
leur mouvement en plein essor, comme une avant-garde, et incarner un
pouvoir, même dans la haute politique.

Le contraste est intéressant pour la raison suivante. En
pratique, les femmes du peuple de Paris étaient très en
avance sur leurs élites mieux éduquées, et ceci,
non pas principalement parce que leur état de conscience et leur
clairvoyance étaient supérieurs, mais parce que leur
situation sociale objective les poussait à assumer
l’égalité dans la lutte. La lutte sociale
était elle-même beaucoup plus éclairante que ne
pouvait l’être toute lecture destinée à
élever le niveau de conscience.

L’expérience historique (quand elle n’est pas
refoulée) nous dit ceci: lorsque les classes et secteurs
exploités de la société surgissent, par en bas,
à la lumière et occupent la scène publique en
période de crise et de chambardement, les forces sociales qui
militent contre le sexisme tendent à se développer
fortement. Dans des conditions de confrontation sociale, toutes les
idées sociales sont accompagnées d’un point
d’interrogation; et l’état des droits des femmes
n’y fait pas exception.

Soulèvement doit être compris littéralement, le
terrain social est soulevé et exposé à la vue; il
est retourné; c’est ce retournement social qui
révèle ce qui était jusqu’ici
dissimulé à la vue des historiens. En des temps
«normaux», c’est-à-dire des temps non
révolutionnaires, les idées dominantes sont les seules
que l’on entende distinctement, parce qu’elles sont les
idées dominantes de la société. C’est
pourquoi les révolutions ne sont pas simplement des suspensions
de la normalité, mais des révélateurs de ce qui
s’est développé de façon moléculaire,
dans les profondeurs invisibles de l’ordre social.

Si l’on assume qu’en temps normal, la grande
majorité (de toutes les classes) intériorise les
schèmes sexistes conventionnels, alors, sitôt que des
craquements commencent à se faire entendre dans la fabrique
sociale, dans quelles couches de la société les
intérêts des femmes pour l’égalité des
sexes commencent-ils aussi à se montrer de façon plus
évidente? Voilà évidemment un sujet sur lequel un
travail sérieux doit encore être entrepris. Ce chapitre se
concentre sur une seule contribution: elle concerne l’histoire
cachée du féminisme précoce de la classe
ouvrière en Angleterre.

1. Un syndicaliste des années 1830

Lorsque William Thompson meurt en 1833, c’est au cours
d’une intense période de lutte de classes qui va mener
rapidement à l’organisation du Grand National Consolidated
Trade Union4, la première tentative de syndicat
général des travailleurs anglais. Cette entreprise
attirera momentanément Robert Owen dans le mouvement.
L’exploitation cruelle dans les fabriques et les ateliers
produisait des millionnaires et de la misère, de grandes masses
de capitaux et de grands réservoirs de détresse. Les
travailleurs commençaient à organiser des syndicats en
vue d’une résistance élémentaire.

Birmingham était l’un des centres du syndicalisme du
début des années 1830, où le regroupement
clé était le syndicat du bâtiment. Depuis 1831, il
avait crû rapidement et était en passe de devenir une
organisation nationale. La voix dirigeante de ce mouvement des
travailleurs était un peintre de métier, qui était
devenu ce qu’on appellera plus tard un «intellectuel
ouvrier» (les intellectuels les appellent ainsi). En septembre
1833, tandis que des grèves éclatent partout, James
Morrison fonde The Pioneer, or Trades’Union Magazine. Parmi les
organes syndicaux qui émergent, c’est probablement
«le meilleur du lot» (pour citer C. D. H. Cole5). Il gagne rapidement en influence comme porte-parole authentique des travailleurs en lutte.

Compte tenu de ce que nous allons découvrir à propos de
Morrison et de son Pioneer, il convient de souligner qu’il ne
s’agissait pas d’une quelconque opération
clandestine de quelque paria intellectuel. Au contraire, Morrison
était profondément impliqué dans la vie
régionale du mouvement ouvrier. Par ailleurs, étant
lui-même membre du syndicat des peintres (une composante du
syndicat du bâtiment), il avait été actif dans le
mouvement coopératif, dans l’éducation
ouvrière et dans l’agitation de la presse non officielle.
Naturellement, il se considérait comme un disciple de
l’owénisme, qui n’avait pas de rival en Angleterre
dans le cadre du Nouvel Ordre d’idées; il avait
joué un rôle pour gagner le syndicat du bâtiment
à soutenir les idées d’Owen.

The Pioneer reçoit une réception si enthousiaste au
niveau régional, que quelques mois plus tard, Morrison
déplace son centre d’opérations à Londres.
À partir de février 1834, son journal devient
l’organe officiel du Grand National qui vient d’être
fondé. Ceci met Morrison en conflit direct avec Robert Owen
lui-même, pour qui l’esprit de militantisme syndical qui
remplit ses colonnes est anathème. […]

Dans tous les cas, à l’été 1834, Owen, dont
le prestige est encore sans pareil dans les instances dirigeantes du
Grand National, obtient que le Pioneer de Morrison n’en soit plus
l’organe, après que Morrison a refusé la froide
proposition de remettre simplement son journal au leadership du Grand
National. The Pioneer publie son dernier numéro en juillet.
Bientôt, le syndicat commence lui aussi à se
désintégrer. Morrison sort de cette période de
tensions extrêmes avec une santé brisée. Il meurt
soudainement en août 1835, à 33 ans seulement. […]

2. Le féminisme de la lutte des classes

Faisons une comparaison en guise de transition.

Si l’on en juge d’après un ouvrage typique, comme The Emancipation of English Women de W. L. Blease6,
le féminisme socialiste n’existe pas. Blease est plus
intéressé à admirer ces pas de géants vers
la liberté des femmes que représente la conquête du
droit de monter à cheval assise à califourchon, soit du
Droit suprême d’Etre Divisée en deux. Naturellement,
cette conquête ne signifiait quelque chose que pour les femmes
riches. Pourtant, en dépit de cette bifurcation dans les
préoccupations historiques, il est possible de montrer que les
mouvements ouvrier et socialiste du début du XIXe siècle
étaient des centres de défense de
l’égalité des femmes.

Cette sorte de féminisme se développa, comme il
l’avait fait en France, à partir d’une situation
vivante de lutte. Les femmes travailleuses ont commencé à
s’organiser dans les premiers syndicats alors que le
siècle commençait; des femmes manifestantes ont
été tuées aux côtés des hommes dans
le massacre de Peterloo, en 18197; des femmes
employées dans les fabriques ont formé des
Sociétés de réforme féminines au même
moment, pour la réforme électorale. Des femmes se sont
mises en grève avec les hommes ou par elles-mêmes; et dans
le mouvement syndical, lorsque des résolutions ou des
décisions étaient soumises à l’approbation,
elles votaient. Le suffrage féminin a commencé au sein de
la classe ouvrière, de la même façon qu’il
avait commencé au sein de la sans-culotterie de la
Révolution française. En comparant ces femmes
travailleuses à l’image de «la Femme»
brossée par Wollstonecraft, on est sur une autre planète.
[…]

Il n’y avait pas un état d’esprit comparable
à propos de l’égalité des femmes dans une
autre section de la société. Et ce n’était
pas le cas, non pas principalement parce que les owénistes de la
classe ouvrière étaient des Penseurs Avancés,
comme Wollstonecraft avait été une Penseuse
Avancée, même parmi les femmes bourgeoises.
C’était le cas, parce que les femmes étaient en
fait investies sur une base égale dans le mouvement de lutte
sociale. […] [En effet, Robert Owen] ne fit jamais de la
question de la femme – de l’oppression spécifique
des femmes et du programme de l’égalité des femmes
– un aspect de ses nombreuses croisades. […] Mais les
idées les plus avancées ayant été mises en
circulation, elles étaient présentes dans le mouvement
qui se réclamait du nom d’Owen – à une
époque où les histoires du féminisme
considèrent ces idées comme virtuellement inconnues,
excepté parmi quelques littérateurs marginaux.

3. The Pioneer de Morrison

L’hebdomadaire The Pioneer ne connaît que quarante-quatre
numéros, du 7 septembre 1833 au 5 juillet 1834, si bien que le
volume de matériel relativement important consacré
à la question de la femme frappe l’attention du lecteur
comme une proportion substantielle de l’ensemble. Cette
insistance ne fleurit pas non plus dans les premiers numéros
pour se dissiper ensuite, tandis que l’audience du journal
s’élargit. Tout au contraire: les sept premiers
numéros contiennent peu de ce matériel, et le sujet
croît en importance à mesure que le journal se
développe.

En février, une «page de la femme» est
annoncée, présentée comme «une page pour les
droits des femmes» et non comme une page «qui
intéresse les femmes»; et cette rubrique sera poursuivie
jusqu’à la fin. […]

La première déclaration substantielle de Morrison
apparaît dans le nº 8, alors qu’il salue la formation
d’un syndicat de femmes à Leicester. Apparemment, ce
syndicat avait dû être organisé d’abord en
secret, et il félicite les femmes pour avoir accompli cela
très bien: «Vous avez montré à vos
prétendus seigneurs et maîtres que vous pouviez garder un
secret aussi bien qu’eux». Il généralise
ainsi: «Il en va ici comme de toute chose qui relève de
l’intérêt général; parce que,
malgré tout le raffinement dont se targue la haute
société, les classes laborieuses sont les
premières à se débarrasser de
préjugés tenaces».
Morrison avertit les femmes de Leicester: on vous traitera de
«bas bleus», mais cette épithète «qui a
été lancée à chaque femme intelligente qui
a eu plus de bon sens que son stupide mari, n’a pas
dissuadé les femmes de Leicester de s’unir pour obtenir
des améliorations pour elles-mêmes et leurs
familles».

Morrison fait une critique: la loge de Manchester ne compte que des
femmes, à l’exception de deux postes occupés par
des hommes, celui de «garde» et de secrétaire. Vous
ne devriez pas faire ces exceptions, conseille Morrison: «Vous
êtes capables d’accomplir ces tâches
vous-mêmes». Et de nouveau, il généralise:
«Alors, nous vous en prions, soyez fières de votre propre
force, et perdez l’habitude de vous plier tant au jugement de
l’autre sexe. … Nous recommanderions que les femmes de
Leicester affirment leur propre dignité en ayant une
secrétaire de leur propre sexe et en se protégeant
elles-mêmes. Ne nous laissez plus jamais voir les femmes faire
appel à un homme pour quelque chose qui nécessite la
moindre compétence. L’habitude même de faire un
petit devoir comme celui-ci, pour elles-mêmes, créera un
esprit d’indépendance qui se développera pour des
choses de plus grande ampleur, et lorsque les femmes auront conquis la
liberté, leurs enfants ne seront plus jamais des esclaves. Il
est très regrettable que vous ayez si longtemps succombé
au despotisme insolent de l’homme».
Un avis remarquable et même surprenant – pour les
années 1830! Voilà qui était beaucoup plus hostile
à l’esprit de la société de
l’époque que la défense de tel ou tel point
programmatique, bien que Morrison n’ait pas été
démuni en matière de programme, comme nous le verrons. Il
ne défendait pas seulement l’égalité pour
les femmes; il leur conseillait de conquérir
l’égalité – et cela fait une grande
différence. […]

Les articles de Morrison ont été publiés comme
expression éditoriale officielle d’un organe de masse du
mouvement ouvrier. On peut se demander: ces attaques éditoriales
contre «le despotisme insolent de l’homme» et ces
exhortations aux femmes pour qu’elles arrêtent
d’écouter les hommes comme des maîtres – ces
sentiments qui volaient littéralement à la face du
stéréotype sexiste de la classe ouvrière –
n’ont-elles pas suscité protestations et ressentiments
indignés de la part de nombreux lecteurs et abonnés de
Morrison, sur lesquels il devait compter pour l’existence
même du journal, en substance, les hommes?

Il n’y a aucun signe que cela a été un
problème pour le journal. […] En fait, l’examen de
son contenu montre que Morrison a continué à
écrire selon cette ligne de militantisme féministe comme
s’il sentait que cette ligne était une raison de la
popularité du journal et non une source de faiblesse.
Annonçant la page féminine, il écrivait sur un ton
satisfait que «Les hommes avaient fait leur devoir en jetant aux
orties les préjugés barbares selon lesquels les femmes
n’avaient ni le droit de se réunir ni de prendre une part
mentale à la vie humaine; et de ce changement découlerait
finalement plus d’harmonie que d’aucun autre pas fait par
les hommes.»

Bien sûr, je doute que tous les préjugés barbares
aient été jetés aux orties; le fait est que le
point de vue militant proféministe du Pioneer ne
représentait pas une obsession de paria, mais l’opinion
publique acceptée de ce mouvement ouvrier. Dans tout autre
milieu en Angleterre à cette époque, ou dans tout autre
pays, un rédacteur qui aurait publié ce genre de choses,
numéro après numéro, aurait été
licencié, lapidé, ou institutionnalisé. Ces faits
mettent cul par-dessus tête l’ensemble des
stéréotypes traditionnels sur la nature des racines de
classe des courants favorables au féminisme.

Morrison voulait que ses lectrices utilisent The Pioneer comme leur
propre outil; il imprimait un nombre assez important de lettres de
femmes, spécialement de femmes syndicalistes, inspirées
par ses propres articles. Il diffusa pour la première fois un
appel à un tel courrier dans l’article sur Leicester,
cité plus haut. «Nous espérons donc recevoir
quelque chose de la sororité: mais maintenant, Mesdames, pensez
et écrivez cela par vous-mêmes… Nous [les hommes]
ne savons pas comment écrire comme vous; nos pensées ne
sont pas les vôtres, nos démarches non plus. – Un
homme ne peut pas feindre des sentiments de femme; – Il ne sait
pas où elle fait erreur; – il l’induit en erreur la
plupart du temps lui-même. – Il est le tyran, – elle
est l’esclave. – Comment pourrait-il représenter sa
pensée étouffée ou écrire ses souhaits
anxieux? Ecrivez donc vous-mêmes, écrivez
vous-mêmes».

Quelques mois plus tard, Morrison consacre la totalité
d’une «page de la femme» à ce même
thème, qui commence par la phrase: «Ah non! nous ne
pouvons écrire comme les femmes ressentent!»

Les lettres de femmes publiées par The Pioneer sont souvent
d’un grand intérêt (…). Elles nous disent
beaucoup de choses sur les activités syndicales féminines
qui se déroulent. Les femmes écrivent pour annoncer la
formation de groupes féminins militants, principalement
syndicaux. De Derby, scène d’une violente confrontation de
grève/lockout, une lettre de femme appelle à la formation
d’un syndicat de femmes: «Que les premiers cris de votre
innocente progéniture soit union! union!». La «femme
d’un mécanicien de Londres» fait une
déclaration que les historiens devraient prendre à coeur:
«Si les capitalistes idiots, stupides et usuriers nous disent de
nous occuper de nos affaires domestiques et prétendent
“que nous nous y entendons mieux à cela”, nous leur
répondrons et leurs dirons que des milliers d’entre nous
n’ont presque plus d’affaires domestiques dont elles
puissent s’occuper, dès lors que le manque d’emplois
d’une part, et que la peine mal rétribuée
d’autre part, ont laissé nos maisons pratiquement sans
ressources…».

Une lettre de femme fait écho à la grande thèse de
Fourier, sans en avoir peut-être jamais entendu parler au
préalable. Défendant l’idée que «les
deux sexes devraient jouir d’une égalité de droits
et de privilèges», elle ajoute: «il est certain
qu’aucun changement pour le mieux ne peut intervenir dans la
société, sans que l’émancipation des femmes
ne soit acceptée… L’homme découvrira que son
succès final sera hâté ou retardé, selon que
la femme recevra toute sa part des bénéfices de
l’action commune, et dans cette proportion».

Hal Draper


* Titre, traduction,
coupures, commentaires in-texte et notes de Jean Batou,
d’après Hal Draper, «James Morrison and
Working-Class Feminism», in: E. Haberkern (présenté
par), Socialism From Below – Hal Draper, Atlantic Highlands,
Humanities Press, 2001, pp. 299-316. L’article original contient
aussi un essai de James Morrison,
«synthétisé» par Draper à partir de
citations du premier mises bout à bout, qu’il a
intitulé: «L’assujettissement des femmes
travailleuses». Pour des raisons de place, nous avons dû
renoncer à en reproduire ici une version française.

1    Hal Draper, «James Morrison and Working-Class
Feminism», in: E. Haberkern (sous la dir. et avec une
introduction de), Socialism From Below – Hal Draper, Atlantic
Highlands, Humanities Press, 1992, pp. 299-316.
2    John Stuart Mill (1806-1873). Philosophe et
économiste britannique, fils aîné de James Mill.
L’un des penseurs libéraux les plus influents du 19e
siècle. Haut fonctionnaire, il sera élu Membre
indépendant du Parlement, de 1865 à 1868, où il
plaide pour le suffrage féminin. En 1869, il publie The
Subjection of Women (De l’Asujettissement des femmes, Paris,
Avatar, 1992).
3    Nicolas de Condorcet (1743-1794).
Mathématicien de renom, il est nommé Inspecteur
général de la monnaie par Turgot, Ministre des finances
de Louis XV, en 1774. Réformateur politique et philosophe
d’obédience libérale, il défend les droits
humains, en particulier ceux des femmes, des Juifs et des Noirs. En
1789, au début de la Révolution, il se prononce en faveur
du suffrage féminin, avant de publier De l’Admission des
femmes au droit de cité, en 1790.
4    Grand National Consolidated Trade Union.
Première tentative éphémère
d’organisation syndicale nationale en Angleterre pour la
défense des salaires, la réduction du temps de travail et
l’appui aux mouvements de grève, dont Robert Owen sera un
moment président. Fondé en 1833, le GNCTU regroupera
jusqu’à 500’000 adhérents, dont les loges
locales étaient affiliées à des Grandes Loges
nationales par métier. Il fera face à une violente
répression étatique et patronale avant de se dissoudre en
octobre 1834.
5    George Douglas Howard Cole (1889-1959). Historien
et politologue britannique, il est l’auteur d’une
monumentale histoire de la pensée socialiste en 5 volumes
– A History of Socialist Thought,–, éditée
à Londres, de 1953 à 1960. Cette somme a
été rééditée en 7 volumes, toujours
chez Pelgrave Macmillan.
6    Walter Lyon Blease (1884-1963). W. L. Blease est
connu surtout pour sa brève histoire du libéralisme
britannique (1913), où il postule que le «nouveau
libéralisme» a fait un pas important en direction du
socialisme en admettant le rôle protecteur de l’Etat. Trois
ans auparavant, il avait publié The Emancipation of English
Women (1910).
7    Le massacre de Peterloo, 1819. Le 16 juin 1819, une
manifestation pacifique de 60 à 80 mille ouvriers en faveur du
suffrage universel et de l’abolition des Corn Laws (lois fixant
des taxes sur l’importation du blé) est sauvagement
réprimée par l’armée et la police sur le
terrain de St Peter’s Fields, à Manchester. On comptera 11
morts et 400 blessés, dont plus de 100 femmes.

Mary Wollstonecraft (1759-1797).

Essayiste et philosophe féministe anglaise, connue pour sa
Défense du droit des femmes (Paris, Payot et Rivages, 2005).
Publié en 1792, sous l’influence et dans la foulée
immédiate de la Révolution française, cet essai
postule l’égalité de l’homme et de la femme,
dont il réclame une meilleure éducation en tant
qu’êtres rationnels. Son dernier mari, William Godwin, dira
d’elle qu’elle «avait conscience de défendre
la moitié de l’espèce humaine qui, peinant sous le
joug à travers les âges, avait perdu le statut
d’être pensant et qui était presque descendue au
niveau de la bête de somme». Dans La Reine Mab (1813), son
gendre, le poète Shelley, retournera la question au sexe
masculin: «L’homme peut-il être libre si la femme est
une esclave?»

Olympe de Gouges (1748-1793).

Femme de lettres, essayiste et polémiste, auteure de la
Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, elle a
laissé de nombreux écrits en faveur des droits civils et
politiques des femmes et de l’abolition de l’esclavage des
Noirs. Elle sera guillotinée, le 3 novembre 1793, à la
suite de son appel en faveur des Girondins qui se trouvent sous le coup
d’une accusation collective. Une récente biographie lui a
été consacrée: Olivier Blanc, Marie-Olympe de
Gouges, Paris, René Viénet Editions, 2003.

William Thompson (1775-1833).

Philosophe et réformateur social irlandais, issu d’une
riche famille de propriétaires fonciers et de marchands de Cork,
il est influencé par Bentham, Godwin et Malthus. Afin
d’aller au-delà des spéculations intellectuelles de
son temps, il propose de fonder une nouvelle discipline scientifique de
synthèse, qu’il appelle la «science sociale».
Anticapitaliste précoce, il dénonce la misère des
paysans irlandais, autant que celle des travailleurs des manufactures
anglaises. En partant de la théorie ricardienne de la valeur, il
conceptualise l’exploitation du travail. En 1825, en
réponse à l’ouvrage de James Mill, On Government,
et sous l’influence directe d’Anna Doyle Wheeler, il publie
un Appeal of one Half of the Human race, Women, against the Pretentions
of the other Half, Men, to Retain them in Civil and Domestic Slavery,
par lequel il exhorte les femmes, en particulier celles des milieux
populaires, à prendre leur sort en main. Ses idées auront
une influence durable au sein des mouvements coopératif,
syndical et chartiste. Lecteur des utopistes français
(Saint-Simon et Fourier, en particulier), il collabore au mouvement
oweniste, tout en rejetant les tendances autoritaires de son chef de
file; dès 1827, ses partisans se présenteront comme des
«socialistes ou communionistes». En 1910, James Connolly
évoquera Thompson comme «le premier socialiste irlandais,
un prédécesseur de Marx». A sa mort, son testament
en faveur du mouvement coopératif, contesté par les
héritiers de sa famille, suscitera la plus longue bataille de
l’histoire juridique anglaise.

Le féminisme de la lutte des classes en France

Qu’en est-il du féminisme ouvrier et socialiste en France,
au début du XIXe siècle? Dans la foulée de la
Révolution française, Charles Fourier formule son fameux
aphorisme sociologique: «Le degré de
l’émancipation de la femme est la mesure naturelle de
l’émancipation en général»
(Théorie des quatre mouvements, 1808). C’est que les
femmes des milieux populaires, qui disposent d’une longue
tradition d’action collective, en particulier du fait des
émeutes de la faim, s’activent en première ligne
dans bien des luttes ouvrières. Par exemple, les
saint-simoniennes et les fouriéristes prennent part à la
vie associative des clubs et contribuent largement à leur
presse. L’ouvrier Parent demande ainsi à la
hiérarchie saint-simonienne parisienne que l’on donne
avant tout la parole aux travailleurs du rang comme aux femmes:
«les ouvriers, dit-il […] sont comme la Femme, ils ont
bien des révélations à vous faire et, pour que
vous puissiez les connaître et en profiter, il faut que votre
main se fasse un peu moins sentir dans leurs réunions
[…]» (cité par Jacques Rancière, La Nuit des
prolétaires, Paris, Arthème Fayard, 1981, p. 218). Ce
sera le credo de Jeanne Deroin, ouvrière autodidacte, qui
apostrophe ainsi Proudhon, en 1849, à propos du rôle
social de la femme: «Vous demandez quelle sera sa mission en
dehors de la famille? Elle viendra vous aider à rétablir
l’ordre dans ce grand ménage qu’est l’Etat, et
substituer une juste répartition des produits du travail
à la spoliation permanente des durs labeurs du
prolétaire» (cité in: Civisme et démocratie
– CIDEM, juillet 2005).

En 1836, dans une optique programmatique,
l’ébéniste Lenoir, qui a rallié le
fouriérisme, décline ainsi ses projets de transformation
sociale: «[…] quand vous aurez pour une partie de
l’humanité aboli l’exploitation du pauvre par le
riche […], quand vous aurez pu affranchir des femmes de
l’autorité maritale, quand vous aurez
préservé ces mêmes femmes des horreurs de la
prostitution en réalisant leur affranchissement matériel
sans lequel tout autre est impossible […], alors vous pourrez
dire: nous avons fait quelque chose de social […]»
(cité par Rancière, La Nuit des prolétaires, p.
248). L’émancipation du travail n’est pas
dissociable de celle du sexe féminin. C’est aussi le point
de vue de Flora Tristan, qui défend le premier projet
d’internationale ouvrière avant d’écrire
à Victor Considérant, peu avant sa mort, en 1844:
«J’ai presque tout le monde contre moi. Les hommes parce
que je demande l’émancipation de la femme, les
propriétaires parce que je réclame
l’émancipation des salariés» (cité par
Edith Thomas, Les Femmes de 1848, Paris, 1948, p. 29).

L’expression publique des femmes atteint cependant son
apogée avec la révolution de février 1848 en
France, dans des journaux comme La Voix des femmes
d’Eugénie Niboyet, La Politique des femmes de
Désirée Gay-Verret ou L’Opinion des femmes de
Jeanne Deroin (cf. Christiane Veauvy et Laura Pisano, Paroles
oubliées. Les femmes et la construction de l’Etat-nation
en France et en Italie. 1789-1860, préface de Michelle Perrot,
Paris, Colin, 1997). Au sein du mouvement icarien d’Etienne
Cabet, les femmes n’hésitent pas non plus à monter
au front: en 1850, Mme Chevillon est ainsi «l’âme de
la dissidence […] [qui veut] forcer le président
d’Icarie à aller jusqu’au bout d’une logique
qui prétend promouvoir les femmes […]»
(citées par Rancière, La Nuit des prolétaires, p.
391).

Sur le développement du féminisme populaire au XIXe
siècle, en Europe et aux Etats-Unis, voir notamment Sheila
Robotham, Féminisme et révolution, Paris, Petite
bibliothèque Payot, 1973, chap. 2 à 5.