Franc CFA, ou le «pacte colonial rajeuni» de la Françafrique

«Au 21e siècle, chaque peuple a le droit de décider de son propre avenir politique, et aucun avenir politique ne peut se décider sans une maîtrise totale de son économie.» Le 19 août dernier, Stellio Capo Chichi, plus connu sous le nom de Kémi Séba, prononce ces mots, avant de brûler publiquement un billet de 5 000 francs CFA (8,80 francs suisses). Ce geste lui vaut d’être arrêté le 25 août, mais il est acquitté sur la base d’une imprécision du code pénal sénégalais. Quelques jours après, les autorités sénégalaises l’expulsent néanmoins vers la France.


Siège de la Banque des Etats de l’Afrique centrale, Yaoundé, Cameroun

Ces évènements ont été largement relayés dans la presse et sur les réseaux sociaux. Le geste de Kémi Séba, s’il n’inaugure pas à lui seul un mouvement panafricain, s’inscrit ainsi dans un renouveau des luttes anticoloniales. En effet, le 19 août 2017, des manifestations contre la Françafrique se sont déroulées simultanément dans huit villes du continent africain. Par ailleurs, la journée du 16 septembre a été le théâtre d’impressionnantes mobilisations dans les capitales des pays de l’Afrique de l’Ouest, dans les dernières colonies françaises (pudiquement nommées départements d’outre-mer), ainsi que dans la métropole française.

Les fondements coloniaux du franc CFA

Dernière monnaie coloniale ayant cours, le franc CFA est l’héritier de la zone franc instaurée par le colonialisme français en 1939, qui prohibait les échanges commerciaux avec des pays extérieurs à cette zone. Il s’agissait alors pour la France de s’assurer une place dominante dans le commerce avec ses colonies, et un accès facilité à leurs matières premières.

A l’issue de la Seconde Guerre mondiale, Charles de Gaulle institue le franc CFA, soit le Franc des Colonies Françaises d’Afrique. En 1958, face aux mouvements anticoloniaux, il est renommé franc de la Communauté Française d’Afrique. La monnaie se maintient alors dans quatorze pays d’Afrique subsaharienne (ainsi que dans l’archipel des Comores), malgré leur indépendance (formelle).

Ces pays sont répartis en deux zones: dans la CEMAC, soit la zone franc d’Afrique centrale (qui rassemble le Tchad, le Cameroun, la Centrafrique, le Gabon, le Congo-Brazzaville, et la Guinée Équatoriale), le FCFA devient franc de la Coopération Financière en Afrique centrale. Dans les pays de l’Afrique de l’Ouest (Niger, Mali, Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Togo, Bénin, Sénégal, et Guinée Bissau), réunis dans l’UEMOA, il prend le nom de franc de la Communauté Financière Africaine. Deux banques centrales régissent la politique monétaire de ces zones: or, la Banque de France siège au conseil d’administration des deux banques et dispose à ce titre d’un droit de veto.

Le système du FCFA repose sur quatre principes (cadtm.org): premièrement, la libre convertibilité du franc CFA à l’euro est garantie. Deuxièmement, la moitié des réserves monétaires du FCFA est déposée sur le compte du trésor public français. Les banques centrales de la CEMAC et de l’UEMOA se voient ainsi dépossédées de la moitié de leurs ressources. Troisièmement, le taux de parité entre le FCFA et l’euro est fixe. Enfin, ce système instaure la libre circulation des capitaux entre la France et les pays africains de la zone franc.

«Peut-on imaginer une abrogation du Traité de Maastricht qui s’accompagnerait d’une survivance de l’euro?» 1

Héritier du colonialisme français, le FCFA (dont les billets sont d’ailleurs fabriqués en France) permet d’en assurer la continuité. Il est la marque «d’une relation viciée entre la France et ses anciennes colonies», selon les mots de l’auteure Léonora Miano ; et il témoigne de la domination que continue d’exercer la puissance (néo-)coloniale française sur les pays du Sud. Triste exemple de cette suprématie occidentale: l’humiliante dévaluation de cette monnaie imposée conjointement par la France et par le FMI en 1994, qui eut des conséquences sociales désastreuses, puisqu’en l’espace de quelques heures, la valeur du FCFA avait diminué de moitié.

Les mobilisations contre le FCFA posent ainsi la question proprement politique de la «permanence d’un pacte colonial rajeuni», pour reprendre une expression de Fanon («Vérités premières à propos du problème colonial», El Moudjahid, nº 27) et celle de l’absence de souveraineté économique – et donc politique – des pays anciennement colonisés. Dernièrement, on a pu constater que ces mobilisations se sont cristallisées autour de la figure de Kémi Séba, ce que nombre de militant·e·s de gauche radicale ont jugé problématique, compte tenu d’une part de l’antisémitisme du personnage et de ses liens avec les milieux de droite radicale, et d’autre part du caractère prétendument simpliste de ses propos.

Or, comme le souligne Felwine Sarr, Kémi Séba fait «partie du régiment et [occupe] un espace sur la ligne de front» (lemonde.fr). L’engouement que suscitent ses prises de position (ainsi que la répression à laquelle il fait face) témoignent ainsi d’un enjeu qui dépasse de loin sa personne. Il ne s’agit donc pas de soutenir le personnage en soi, mais bien de s’opposer fermement au système politique qui lui a valu d’être incarcéré, et de soutenir les mouvements qui luttent contre le néocolonialisme et la Françafrique.

Anouk Essyad

  1. Sanou Mbaye, monde-diplomatique.fr