Social-démocratie d'avant 1914 et libre circulation des salarié-e-s
Social-démocratie d’avant 1914 et libre circulation des salarié-e-s
Depuis les débuts de lindustrie moderne, la généralisation de le production marchande et la transformation de la force de travail en marchandise favorisent le développement inégal et lessor des migrations interrégionales, internationales, puis transcontinentales. Lextension du marché capitaliste et des moyens de transport modernes déstabilisent aussi des zones rurales toujours plus vastes, en marge des grands bassins industriels. De plus, avec la révolution technologique du dernier quart du XIXe siècle, qui favorise lessor de lindustrie lourde (acier, chimie, etc.), les migrations internationales emboîtent le pas à celles des capitaux. La social-démocratie du début du XXe siècle, qui se réclamait encore de la tradition de Marx et dEngels, est ainsi amenée à prendre position sur la politique du mouvement ouvrier par rapport à lémigration et à limmigration des travailleurs-euses. Le Congrès de Stuttgart (1907) de la IIe Internationale se prononce ainsi pour la libre-circulation assortie de mesures légales et dinitiatives syndicales pour la défense des intérêts de lensemble des travailleurs-euses sur le marché du travail.
A partir de 1870-1880, lexportation de plus en plus massive des capitaux contribue à accentuer le développement inégal à léchelle internationale. Des concentrations industrielles nouvelles, liées à la diffusion de lindustrie lourde, vont entraîner des flux migratoires massifs. Cest le cas dans les charbonnages du Pas-de-Calais, mais aussi dans les mines de fer et les usines sidérurgiques de Longwy et surtout du Donbass en Ukraine, où ingénieurs, techniciens et ouvriers venant de Wallonie, de France, dAllemagne et de Pologne rejoignent leurs congénères russes qui migrent par milliers au point de devenir majoritaires dans cette région dUkraine.
A la fin du XIXe siècle, les bassins industriels comptent une forte proportion douvriers étrangers dorigines diverses, donnant naissance à une société multiculturelle. A la veille de la Première guerre mondiale, les aciéries de Longwy (nord de la France) occupent une majorité dimmigrés, notamment italiens et suisses. Dans cette région, plusieurs journaux sont publiés en polonais pour les travailleurs, tandis quà Anvers, la presse destinée aux dockers paraît en néerlandais, en anglais, en danois et en allemand.
Lémigration des populations semi-rurales des régions les plus pauvres est encouragée par des évolutions socioéconomiques globales, comme les progrès des moyens de transport et de communication: de 1871 à 1913, le nombre de passagers transportés par les chemins de fer européens est multiplié par six; le nombre de télégrammes expédiés, par plus de sept… Lessor de lenseignement primaire et de la presse, mais aussi la contagion par lexemple, jouent aussi un rôle déterminant.
Développement inégal et migrations
Les migrations internationales du travail résultent ainsi directement du développement inégal et combiné du monde. Otto Bauer constate que «lémigration est certes issue du maintien [de certaines régions] dans des formes économiques précapitalistes, mais elle est favorisée par les moyens de circulation capitalistes, par les méthodes denseignement primaire développées sur la base de léconomie capitaliste et par la publicité capitaliste». Les grandes sociétés de transport sintéressent à ces migrants, qui constituent de nouveaux marchés.
Lémigration transcontinentale ne peut en effet prendre un caractère de masse, quà partir du moment où les flux de capitaux de lère impérialiste permettent de développer des réseaux de transports adéquats, suffisamment bon marché, qui constitue en même temps la condition du développement de lemploi salarié et de la valorisation des exploitations agricoles dans les pays de destination, notamment aux Etats-Unis.
Entre 1850 et 1930, le Vieux Continent «exporte» ainsi quelque 53 millions de personnes, soit léquivalent de 1/7e à 1/8e de sa population en milieu de période. Les deux tiers de ces migrants quittent lEurope dans les années 1870-1910, dont 60% pour les Etats-Unis. Jusquen 1895, ce sont une majorité de Britanniques, dIrlandais et dAllemands qui sexpatrient; dès 1895, les Européens du Sud et de lEst dominent.
Au début du XXe siècle, Otto Bauer note que «le système dimportation des ouvriers a surtout atteint des proportions considérables depuis quun bouleversement économique a mis en mouvement les masses humaines dExtrême-Orient». Il fait ici allusion aux deux guerres de lOpium, à louverture du canal de Suez (1863), à lintensification du commerce de lInde britannique avec lempire du milieu.
Racisme et contingentement dans les «pays neufs»
Dès 1849, 325 immigrants chinois sinstallent en Californie, attirés par la ruée vers lor. A la fin des années 1850, ils sont 36000. Dès 1854, ils sont privés de la faculté de déposer devant les tribunaux. En 1862, un rapport, atteste quils sont porteurs de maladies héréditaires incurables en raison de leurs «vices séculaires». En 1870, les Etats-Unis comptent 200000 Chinois (2% de la population totale;10% de celle de Californie et 25% de sa force de travail).
Dans le courant des années 1870, 133000 Chinois sinstallent encore aux Etats-Unis. En 1871, vingt-deux dentre eux sont lynchés à mort à Los Angeles. En 1873, se forme la première organisation syndicale anti-chinoise: la United Brotherhood of California. En 1876, le Working Mans Party, xénophobe et anti-Chinois, gagne un tiers des sièges au parlement californien. En 1882, les autorités fédérales adoptent le «Chinese Exclusion Act», qui stoppe pratiquement cette immigration. En 1885, à Rock Springs (Wyoming), cinq cent mineurs chinois sont attaqués par la foule; dix-huit dentre eux sont assassinés.
En 1892, le Congrès décide la déportation immédiate de tout Chinois trouvé sans papiers didentité. En 1894, un groupe de juristes et de professeurs de Boston fondent lImmigration Restriction League, qui prône lintroduction dun test dalphabétisation pour les immigrant-e-s. Dans les premières années du XXe siècle, une poussée plus limitée de limmigration japonaise (jusquà 30226 individus en 1907), suscite également lintroduction de mesures restrictives.
En Australie, les premières mesures discriminatoires sont adoptées au début des années 1880. En 1888, une conférence fédérale se prononce pour la généralisation de ces dispositions. Afin de contourner les normes juridiques britanniques, quelques Etats introduirent une dictée obligatoire de 50 mots dans une langue européenne reconnue. Dès 1902, un test analogue est adopté par les autorités fédérales. La Nouvelle-Zélande et lAfrique du Sud introduisent des dispositions analogues au tournant du siècle.
Immigration et antisémitisme
A partir de 1881, des dizaines de localités de lEmpire russe (Pologne comprise) sont frappées de façon répétée par des pogroms. Ces flambées de violence sont inséparables de la crise sociale qui secoue les sociétés dEurope orientale, récemment exposées aux forces dissolvantes du marché international. En particulier, les masses paysannes et les petits métiers urbains sont frappés par lessor des nouvelles structures capitalistes.
Les Juifs sont les premières victimes de ces évolutions socioéconomiques. En même temps, ils se voient menacés par une double évolution politique: laffirmation nationale des minorités opprimées et le cours ultra-conservateur des pouvoirs monarchistes ou impériaux, qui utilisent lantisémitisme comme dérivatif face aux revendications des petits producteurs paupérisés.
De 1880 à 1929, 4 millions de Juifs dEurope Orientale et de Russie prennent ainsi le chemin de lexil, soit léquivalent de 40% de la population juive mondiale en milieu de période. Parmi eux, 85% font route vers les Amériques (75% vers les Etats-Unis). Des contingents beaucoup plus limités sétablissent en Allemagne, en France et en Angleterre (2 à 3% du total dans chacun de ces pays).
En Europe, en particulier, ils se heurtent au développement dun antisémitisme moderne, de caractère raciste, qui se différencie progressivement de lantijudaïsme chrétien traditionnel. Le terme «antisémitisme» est introduit en Allemagne, en 1880, par le journaliste Wilhelm Marr. En 1886, Edouard Drumont écrit La France juive, une synthèse des préjugés chrétiens, raciaux et sociaux à légard des Juifs. A la toute fin du siècle, lAffaire Dreyfus révèle limportance de lantisémitisme dans le «pays des droits de lhomme».
De la libre circulation au contingentement
Jusquà la Première guerre mondiale, les migrations internationales ne sont quasiment pas réglementées par les Etats. Cependant, laccroissement des flux migratoires et la modification de leurs principaux foyers dorigine suscite des premières mesures de restriction. On a vu ce quil en était pour les «pays neufs» dOutre-mer. En 1885, des mesures de contingentement sont aussi adoptées par lEmpire allemand à lencontre des migrant-e-s slaves. A la fin du siècle, celui-ci met en place une politique qui fera recette: laccueil pour une durée limitée de travailleurs-euses munis dun contrat de travail et dune carte de séjour (Legitimationskarte). Cette politique, qui annonce les Gastarbeiter, assure aux exploitations agricoles et à lindustrie un stock flexible de main-duvre.
Des courants dopinion xénophobes et racistes influencent alors les organisations ouvrières et suscitent dimportants débats, en particulier aux Etats-Unis et en Australie. En 1902, cest sous pression du Labour Party, que le gouvernement australien généralise les mesures prises pour restreindre limmigration non européenne. En 1906, ce parti refuse même les Asiatiques dans ses rangs. Au congrès international social-démocrate de Stuttgart, un délégué australien déclare: «Par lintroduction des Chinois et des Japonais, les capitalistes ont essayé de réduire les salaires. Les ouvriers de couleur sont rebelles à lorganisation. Cest ce qui a amené le Labour Party dAustralie à opposer à linvasion des Jaunes le principe de lAustralie blanche».
Dès 1904, la IIe Internationale engage une discussion de fonds afin dadopter une position commune sur la défense des conditions de travail au plan national, dans le respect des principes de linternationalisme prolétarien. Amorcée au Congrès dAmsterdam (1904), elle sera tranchée au Congrès de Stuttgart (1907).
Contradictions au sein de la IIe Internationale
Pour le socialiste autrichien Otto Bauer, la volonté de «remplacer les ouvriers européens par un matériel dexploitation plus malléable est lune des forces motrices de la politique économique capitaliste moderne ( ) Deux voies mènent à ce but: dune part, on cherche à favoriser par la politique impérialiste lexode du capital vers les régions culturellement arriérées; dautre part, on souhaite favoriser par lorganisation capitaliste de limportation de sarrasins [briseurs de grève], limmigration dune main duvre culturellement arriérée». Lexportation de capitaux vers la «périphérie» a donc le même effet que limportation dune main duvre à bon marché. Ce sont les deux versants dune même politique impérialiste. Mais comment la combattre?
A Amsterdam, une partie des délégués des Etats-Unis, ainsi que ceux de lAfrique du Sud et de lAustralie, se sont opposés à ladoption dune résolution majoritaire favorable à la libre circulation sans clause dexception. Pour eux, «les capitalistes importent souvent des travailleurs de races sous-développées (tels que Chinois, Nègres, etc.) pour endiguer laction des travailleurs autochtones au moyen dune offre à bon marché, ( ) [cest pourquoi] la social-démocratie doit combattre de toutes ses forces le recours à ce moyen qui a pour but dannihiler les organisations des ouvriers et par conséquent, dendiguer le progrès et léventuelle réalisation du socialisme». Compte tenu de lampleur des divergences, il est décidé en plénière de repousser ladoption dune position majoritaire au prochain congrès.
En 1907, la revue théorique de la social-démocratie allemande, Die Neue Zeit, publie un volumineux dossier sur les différents aspects de la question. Karl Kautsky y rappelle les positions de la 1ère Internationale du temps de Marx: revendiquer une législation sociale européenne uniforme en matière de durée du travail et de salaire minimum. «Elle na pas succombé, note-t-il, à lillusion que la lutte de classe du prolétariat pourrait être encouragée par laugmentation des prérogatives du pouvoir dEtat, cest-à-dire de ladversaire, contre une partie du prolétariat».
Larticle dOtto Bauer, auteur dun important ouvrage sur la question nationale, publié la même année, en fournit larmature théorique. Il montre combien limmigration de travailleurs des pays ruraux vise à faire pression sur les salaires, leur prix (par laugmentation des bras disponibles), mais aussi leur valeur (par la diminution des exigences des salarié-e-s). Il note cependant que limmigration permet daccélérer lindustrialisation et délever la productivité du travail dans les pays qui manquent de bras. Il défend surtout une réponse internationaliste solidaire des organisations ouvrières (voir ci-contre). La contribution du Bund, organisation socialiste des ouvriers juifs de Pologne, de Lituanie et de Russie, dénonce de son côté les lois restrictives qui «satisfont toutes sortes de sentiments chauvins (…) cultivent lhostilité nationale (…) napportent rien aux ouvriers et minent leurs sentiments de solidarité».
Victoire des internationalistes
A Stuttgart, les internationalistes dominent. Le Français Uhry ironise: «Nous ne pouvons remplacer notre devise unitaire: Prolétaires de tous les pays unissez-vous! par cette déclaration: Prolétaires de tous les pays expulsez-vous!». Le Hongrois Diner-Denes, défend que «les Chinois sont organisables», avant dajouter que «cette évolution se fait beaucoup plus rapidement dans les pays arriérés, que dans les pays qui ont dû accomplir cette évolution en tout premier lieu». Il est vivement applaudi lorsquil déclare: «Une grande partie des ouvriers américains nest pas encore pénétrée de la conscience de classe, mais simplement de la conscience de salaire. Nous devons tâcher de les hausser à notre niveau, et sil est des gens sur lesquels il importe dagir aux Etats-Unis, je ne pense pas simplement aux Chinois, je pense aux Américains eux-mêmes».
Les adversaires des discriminations légales à légard de certaines catégories dimmigrant-e-s rédigent la résolution finale. Leurs revendications visent à défendre les conditions de vie de tous les travailleurs-euses: salaire minimum; durée maximale du travail; assurances obligatoires; amélioration des lois sur le logement ouvrier (refus de lencasernement, qui permet lisolement des immigré-e-s); lutte contre le travail à domicile et le sweating system; opposition à «lesclavage sous contrat (contre la conclusion de contrats dans les pays démigration); enrôlement syndical facilité et éducation systématique des immigrant-e-s; respect des droits des migrant-e-s (notamment contre les expulsions arbitraires) et naturalisation facilitée; service dinformation aux migrant-e-s à charge du Bureau socialiste international et contrôle (voire nationalisation) des grandes compagnies de navigation, etc.
Jean BATOU
Lectures complémentaires:
Sur lattitude du mouvement ouvrier par rapport aux migrations de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, voir Claudie Weill, LInternationale et lautre. Les relations inter-ethniques dans la IIe Internationale, Paris, lArcantère, 1987. En particulier le chapitre 6: «Le Débat sur les migrations ouvrières dans la Deuxième Internationale»; Otto Bauer, «Migrations prolétariennes» 1907, Pluriel, n° 23, 1980, pp. 75-98; Secrétariat du Bureau Socialiste International, VIIe Congrès Socialiste de Stuttgart, Compte rendu analytique, Bruxelles, Veuve Désiré Brismée, 1908.
De la compétition à la solidarité
Otto Bauer montre comment le prolétariat sefforce de résoudre la contradiction entre la compétition, qui le divise nécessairement sur le marché capitaliste du travail, et la résistance à lexploitation, qui le soude et le renforce en tant que classe, dans la lutte et la pratique de la solidarité. Il envisage le développement de cette identité internationaliste comme un long processus: «une prise de conscience, empreinte démotion, fondée sur des milliers dexpériences».
«Dans aucune nation, les ouvriers ne voient leur ascension sociale assurée aussi longtemps quen important des ouvriers étrangers ou en organisant lexportation du capital, la bourgeoisie peut remplacer les ouvriers autochtones par des prolétaires étrangers culturellement arriérés. Le progrès social des prolétaires de chaque nation dépend par conséquent du progrès social des prolétaires de toutes les autres nations ( ) La communauté des intérêts prolétariens, linteraction constante des luttes prolétariennes a donc à la fois pour conséquences nécessaires le soutien mutuel des prolétaires dans la lutte de classe, la politique internationale commune du prolétariat et leffort pour empêcher laccès douvriers étrangers à son propre marché du travail. Mais ces deux aspirations sont irrévocablement contradictoires; le caractère antithétique de la politique prolétarienne senracine dans le fait que les prolétaires de tous les pays ont des intérêts communs en tant que camarades de classe, mais se combattent nécessairement les uns les autres en tant que concurrents sur le marché du travail.
La manière dont le prolétariat cherche à résoudre cette contradiction ne dépend pas seulement de ses intérêts de classe, mais aussi de son idéologie de classe, déterminée par sa position dans le processus de production et dans la société, dans lEtat et dans la communauté culturelle nationale.
A son tour, cette idéologie est influencée par la solidarité internationale du prolétariat. Nous comprenons dabord queles aspirations des ouvriers des peuples étrangers sont semblables aux nôtres; ainsi nous nous sentons fraternellement unis au prolétariat de tous les pays, les victoires des travailleurs étrangers sont aussi notre triomphe, leurs défaites sont aussi notre douleur. Ce sentiment se raffermit à mesure que nous comprenons que grâce à lévolution vers une économie mondiale, les luttes des ouvriers étrangers ne sont pas seulement semblables aux nôtres, mais que nous sommes étroitement liés par une communauté, une réciprocité constante, linteraction de nos niveaux de vie économiques et culturels. Cette prise de conscience empreinte démotion fondée sur des milliers dexpériences devient peu à peu lacquis solide de la classe ouvrière de chaque nation; elle influence tout autant ses décisions que la prise de conscience de ses intérêts particuliers».