Industrie électrotechnique

Industrie électrotechnique : General Electric supprime 1305 emplois en Argovie

Brown Boveri & Co (BBC), Baden, fut il y a quelques décennies encore un des fleurons de «notre» industrie, comme dirait le syndicat Unia. Devenu ABB par la fusion avec le suédois Asea, son pôle énergie fut acquis en 2000 par le français Alstom. Ce dernier a été racheté en 2014 par l'américain General Electric, dans le cadre d'une lutte à couteaux tirés avec Siemens et Mitsubishi pour la prééminence mondiale sur ce marché.

La charrette de licenciements ne concerne pas uniquement la Suisse: 1 700 emplois en Allemagne, 570 en Grande-Bretagne et près de 800 en France vont aussi disparaître. Même si la proportion des emplois supprimés est la plus forte en Suisse (25 % environ), on voit bien qu'il s'agit-là d'une restructuration à l'échelle du groupe – dans le secteur des turbines – après le feu vert donné par la commission de la «concurrence» de Bruxelles pour le rachat d'Alstom. Incriminer ici le franc fort comme le font les syndicats n'a pas beaucoup de sens.

 

 

Le mantra du franc fort

Les deux syndicats ouvriers du secteur, Unia et Syna, s'en prennent au cours du franc, cause plus ou moins directe de cette situation selon eux. C'est devenu un réflexe, dès qu'il y a un problème d'emploi dans les industries d'exportation. A se demander si l'invocation rituelle du franc fort n'a pas pour fonction de dissimuler une capacité limitée d'action sur le terrain, débouchant sur l'habituel plan social avec retraite anticipée et aide au reclassement… Dans le cas présent, le franc fort n'est qu'un mauvais alibi:

  • Le cours de la monnaie suisse n'a nullement retenu l'entreprise italienne Ansaldo de se porter acquéreur du secteur des turbines à gaz de grande puissance d'Alstom Suisse, avec une garantie d'emploi de trois ans pour les 430 travailleurs concernés.
  • Les turbines à gaz sont fabriquées à partir d'alliages d'acier, d'aluminium ou de titane. Des matériaux qui doivent être importés, à bas prix lorsque le franc est fort. Autant de gagné pour le fabricant.
  • Des multinationales comme General Electric (GE) ou Alstom peuvent jouer sur les différences entre les taux de change. Elles disposent en outre de réserves pour amortir les fluctuations de ces taux.
  • Le géant américain (305 000 salarié·e·s, 24e place des multinationales selon le magazine Fortune) a réalisé en 2014 un chiffre d'affaires d'environ 150 milliards de $, versant 26 milliards de dividendes. Opportunément publiés il y a quelques jours, les chiffres pour 2015 montrent une perte de 6,1 milliards de dollars, «faciale» selon le journal Les Echos, c'est-à-dire surtout comptable (dépréciations d'actifs, fiscalité sur les revenus rapatriés, etc.). Le profit opérationnel est néanmoins de 18 milliards de $ et le quatrième trimestre fut très prometteur. Le salaire annuel de son PDG, Jeffrey Immelt, est passé à plus de 37 millions de francs après le rachat d'Alstom.
  • Responsable de la productivité du groupe, Philippe Cochet a par ailleurs souligné (Le Temps, 13.1.2016) que ces restructurations n'ont rien avoir avec l'abandon du taux plancher et que «ces mesures résultent d'une logique de gestion des affaires. Elles ne sont pas la conséquence des variations des taux de change».
  • Selon Employés Suisse, une autre organisation des salariés du secteur, une des raisons pour lesquelles les licenciements se passent principalement en Suisse tient à la faiblesse de la protection contre les licenciements dans ce pays…

 

Un employeur très heureux et vorace

 

Malgré les quelques exigences de Bruxelles, le groupe américain se déclare «très heureux» de son achat, qui lui permet maintenant de vendre des turbines dont il assure 70 % de la production, contre 20 % auparavant. Celui qui est le principal employeur privé du canton d'Argovie n'a pas caché le but de la manœuvre: à moyen terme, il s'agit de produire une marge bénéficiaire de 20 % dans le secteur de l'énergie. Jusqu'en 2020, 3 milliards de $ devront ainsi être économisés, par des «synergies», comprenez prioritairement par des suppressions d'emplois (NZZ, 13.1.2016).

Et si la conjoncture dans le domaine des turbines à gaz est actuellement morose, les experts de la Banque mondiale ou de l'Agence internationale de l'énergie tablent sur une reprise vigoureuse ces prochaines années. La concurrence des énergies renouvelables ne saurait véritablement être invoquée, puisqu'Alstom est également présente dans cette branche, ainsi que dans le nucléaire et les réseaux électriques.

Comme la première vague de licenciements, ceux qui suivront se feront aussi au niveau européen et international. Une action combinée des syndicats à ce niveau, en Allemagne, France et Angleterre, etc. devrait donc aller de soi, pour défendre l'emploi face au rapace GE et l'empêcher de jouer, comme il le fait actuellement, un lieu de production contre un autre. Ainsi, un convoi routier est parti de l'usine de Bexbach, en Allemagne, qui devrait être fermée, avec une machine permettant de produire des aubes de turbines à basse pression, direction Birr (AG), alors qu'il y a quelque temps, cette usine argovienne formait des travailleurs espagnols de Bilbao, où une nouvelle usine de turbines hydrauliques était construite.

Work, le journal d'Unia en langue allemande, affirme que rien n'est encore joué, que la procédure de consultation sur les licenciements collectifs va avoir lieu et qu'Unia participe à la Task force mise en place par le gouvernement pour discuter avec la direction du secteur énergie de GE. Le responsable de cette «force», le directeur de la promotion économique et de l'emploi, Thomas Buchmann, a toutefois déjà fait savoir qu'il n'y aurait pas grand-chose à en tirer et que ses «espoirs n'étaient pas grands». (WOZ, 21.1.2016). On entend déjà le fracas des armes de cette Task force bien mal nommée…

A la fin de son article du 21 janvier, Work lance, lyriquement, «il pourrait y avoir un printemps chaud». Une formulation moins conditionnelle nous aurait un peu rassurés.

Daniel Süri