À Istanbul, le souvenir du génocide arménien plus vivant que jamais

Une délégation de militant·e·s de solidaritéS s’est rendue en Turquie le 24 avril dernier pour commémorer le centenaire du génocide arménien – qui a fait environ 1,5 million de victimes – avec des milliers de personnes venues du monde entier. La diaspora arménienne y était représentée en force. Il s’agissait aussi de soutenir la reconnaissance du génocide par les autorités turques. 

Les commémorations du centenaire «de ce dont on ne peut pas parler» ont commencé à 10 h du matin au nº 87 de la rue Cumhuriyet caddesi dans le quartier Elmadag à Istanbul, devant la demeure de deux intellectuels, Komitas et Avedis Nakkayan, arrêtés chez eux le samedi 24 avril 1915 et déportés. Etrange sensation de se retrouver là, sur un tout petit trottoir donnant sur une rue à forte densité de circulation où il est pratiquement impossible de se tenir debout. Rien bien sûr n’avait été mis en œuvre pour faciliter le travail de remémoration des ma­ni­festant·e·s rassemblés à cette occasion. 

Ce cadre traduisait non pas tant l’opposition frontale des autorités turques, mais, bien pire que cela, leur totale indifférence affichée. Envers et contre tous, les images des victimes arméniennes surgissaient, celles du génocide, mais aussi celles plus récentes du journaliste Hrant Dink, assassiné en 2007 et du jeune soldat Sevag ahin Balikçi tué par un ultranationaliste turc le 24 avril 2011. A 15 h 30, après s’être arrêtés à la gare d’Haydarpaa d’où les premiers déportés sont partis vers le désert oriental, les quelques centaines de ma­ni­fes­tant·e·s se sont rendus sur la tombe de Sevag ahin Balikçi.

 

 

Faire du passé une force au présent

 

Alors que le soir tombait, environ 10 000 personnes ont marché vers les abords de la place Taksim à peine perturbée par quelques centaines de Kemalistes, enveloppés dans le drapeau turc, qui scandaient avoir protégé la patrie et n’avoir fait que leur devoir, par ailleurs vite retenus par une police lourdement armée. Les milliers de ma­ni­festant·e·s, rassemblés pacifiquement aux abords de Taksim, brandissaient des pancartes où on pouvait lire des appels tels qu’«Etat assassin, vous allez devoir rendre des comptes!», «La résistance c’est nous, le génocide c’est eux» ou encore «Nous sommes tous et toutes des Arméniens». Les commémorations se sont terminées par un sit-in devant le consulat de France où musique, récitations et discours appelant à se souvenir pour mieux lutter au présent se sont poursuivis jusqu’à la nuit tombée. Les revendications de la diaspora arménienne ont été clairement énoncées au cours de cette journée intense : reconnaissance du génocide arménien par l’Etat turc, mais aussi droit au retour des petits-enfants des victimes. L’un des slogans de la diaspora disait ceci en arménien : «nous avons existé sur ces terres, nous existons encore et nous existerons à l’avenir».

Notre camarade Rémy Pagani, conseiller administratif de la Ville de Genève, était également présent à la manifestation d’Istanbul. «Le message envoyé ici par la foule contre les discriminations, le racisme et pour la reconnaissance du droit des populations d’origines différentes et de leur nécessaire cohabitation doit résonner partout!» a-t-il souligné.

Depuis plus de sept ans, depuis l’assassinat du journaliste Hrant Dink, la bataille pour la reconnaissance du génocide arménien rassemble chaque année des milliers de personnes sur la place Taksim à Istanbul. Et le chemin parcouru est important : une trentaine de villes de Turquie commémorent aujourd’hui le génocide arménien. Cette année, à Istanbul, les ma­ni­festant·e·s ont dû se contenter des abords de la place protégée par un cordon policier. L’interdiction d’utiliser Taksim pour cet anniversaire était sans doute liée tant au poids symbolique et au rayonnement international qu’allaient inévitablement prendre les commémorations en 2015 (beaucoup d’Ar­mé­nien·ne·s de la diaspora se sont rendus à Istanbul pour la première fois cette année), qu’à la volonté gouvernementale de ne pas laisser la place au mouvement ouvrier et syndical pour la manifestation du 1er Mai. Il est vrai que, depuis les grandes manifestations de contestation de la politique d’Erdogan en juin 2013, le gouvernement y interdit tout rassemblement d’envergure. Une décision contestée dans la rue le 1er mai dernier et fortement réprimée par la police turque, à coups de canon à eau et de gaz lacrymogène (223 personnes arrêtées et 24 blessés).

 

 

Ça suffit !

 

Les militant·e·s de solidaritéS en ont profité pour rencontrer les responsables de l’association Dur-De! (Dis stop !), née à la suite de l’assassinat de Hrant Dink, rédacteur en chef d’Agos, journal bilingue arménien et turc. Dur-De!, partie prenante des commémorations organisées à Istanbul, cherche depuis sept ans à faire le lien entre la reconnaissance du génocide arménien et la lutte contre les discriminations, l’antisémitisme et toutes les formes de racisme présentes aujourd’hui dans la société turque. Elle est particulièrement active dans la défense des 2,5 millions de Roms vivant en Turquie, des ré­fugié·e·s irakiens, syriens et des Kurdes. 

La lutte pour la reconnaissance du génocide arménien joue un rôle important dans ce dispositif. Comme nous l’a confié le poète, militant et membre de l’organisation DSIP (Parti socialiste révolutionnaire des travailleurs), Roni Margulies, «cette question est même cardinale, car elle ouvre une brèche de plus en plus grande pour contester les politiques de discriminations, d’exclusion des minorités et la violence d’Etat, d’abord en Turquie, mais aussi ailleurs»

 

Stefanie Prezioso