Grèce

Grèce : Qui est responsable de la dette?

A l’heure où la BCE montre ses muscles, coupant brutalement l’un des robinets d’approvisionnement des banques grecques et où le ministre allemand des Finances Schäuble joue les caïds face à son homologue grec Varoufakis, il nous a semblé utile de rappeler à grands traits par quels mécanismes la Grèce s’est endettée. Loin de la légende d’un peuple vivant au-dessus de ses moyens.

La renaissance de la Grèce, libérée de la domination ottomane en 1830, se fait dans un pays qui n’a pratiquement pas connu d’Etat durablement constitué. Sa bourgeoisie cultivera longtemps ses intérêts en dehors du pays (à Alexandrie ou à Smyrne, aujourd’hui Izmir), ce que ses descendants continuent de faire aujourd’hui (les armateurs grecs de Londres et New York). Ce désintérêt relatif – tant que les bénéfices des armateurs ne sont pas imposés ! – ainsi que le jeu des puissances européennes fera de l’Etat grec un Etat contrefait. Il n’arrivera jamais à prélever correctement l’impôt ni à établir un cadastre. L’Eglise est ses biens, nombreux, resteront hors d’atteinte. Rapidement gangréné par le clientélisme des clans politiques et la corruption, l’Etat verra gonfler ses effectifs (un salarié sur quatre). Le poids du secteur informel prive l’Etat de 25 % de ses revenus. Ce dernier, en revanche, depuis la Deuxième Guerre mondiale au moins, consacre une partie de ses ressources à un budget militaire hypertrophié, que la Troïka ne remettra pas en cause, les commandes profitant à l’industrie d’armement européenne.

 

 

Des colonels au néolibéralisme

 

Ainsi choyée, l’armée, repaire de l’extrême droite anticommuniste, prend le pouvoir en 1967; les colonels établissent une sanglante dictature jusqu’en 1974. La dette de l’Etat est alors multipliée par 4. Utilisée surtout pour accroître la machine répressive, cette dette remplit toutes les conditions pour être jugée odieuse, selon la définition du théoricien de cette doctrine de droit international : « Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas selon les besoins et les intérêts de l’Etat, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, cette dette est odieuse pour la population de l’Etat entier» (Alexander Sack).

Nourri par les déficiences structurelles évoquées plus haut, l’endettement va s’accroître en fonction aussi des politiques fiscales néolibérales. Ajoutons à cela quelques aventures financières, comme les Jeux olympiques de 2004 (20 milliards d’ardoise), qui suivent de près l’entrée de la Grèce dans l’euro (2001). Pour répondre aux critères européens, les comptes publics (déficit et endettement) seront quelque peu trafiqués pour dissimuler un endettement déjà important. Les instruments financiers de la tromperie seront fournis par la banque d’affaires Goldmann-Sachs. Le vice-­président (2002–2005) de cette banque pour l’Europe s’appelle alors Mario Draghi; il dirige aujourd’hui la BCE et tance vertement le gouvernement grec. Pas gêné, le sieur Draghi !

Selon l’orthodoxie néolibérale, les banques centrales n’ont pas à se mettre au service des politiques publiques. Les Etats doivent donc se financer sur les marchés financiers. C’est ce que fera régulièrement la Grèce au grand bénéfice des banques privées, qui se financent à des taux nettement moins élevés que ceux auxquels elles prêtent. La construction financière, basée sur un argent facilement accessible et des crédits aisément obtenus cache sa fragilité derrière un bon taux de croissance grec.

Tout cela va vaciller puis s’écrouler à la suite de la crise des subprimes en 2008–2009. Les Etats capitalistes viennent au secours des banques privées. Et que font ces dernières ? Elles utilisent une partie des fonds reçus pour les sauver de la faillite en spéculant sur la dette grecque ! En pariant sur le fait que le capitalisme européen ne laissera pas tomber la Grèce. Un premier plan d’aide lié à des « ajustements structurels », lire des mesures d’austérité, est accordé par le FMI et l’Union européenne en 2010. La spéculation s’en donne à cœur joie : entre le 1er décembre 2009 et le 11 novembre 2011, le taux des obligations grecques à dix ans est passé de 4,84 % à 41 %. Aucun Etat, aucune économie ne peut supporter cela longtemps. La spirale de l’endettement pour mieux payer la dette se conjugue dès lors avec une récession nourrie par l’appauvrissement du peuple grec et la montée du chômage.

 

 

La restructuration de 2012

 

Formée du FMI, de la BCE et de la Commission européenne, la Troïka décide en mars 2012 d’effacer 102 milliards d’euros de la dette grecque. Les médias applaudirent cette bonté d’âme. Alors que l’effacement est lié à l’octroi d’un nouveau prêt de 130 milliards, amenant en contrepartie une politique d’austérité encore plus dure et qu’il s’agit moins d’aider la Grèce que de venir en aide aux banques (grecques, françaises et allemandes surtout). Certes, les prêteurs privés perdent de l’argent. Mais bien moins qu’ils en auraient perdu s’il leur avait fallu vendre aux prix du marché. Ils échangent des titres nominaux de 100 euros, valant entre 15 et 30 euros sur le marché, contre des nouveaux titres valant 46,5 euros. La dette grecque passe alors en mains publiques et c’est la législation britannique qui s’applique désormais aux avances faites par la Troïka. La suite est mieux connue, menant à l’endettement record actuel.

Le gouvernement actuel a donc toutes les raisons de mettre en cause l’endettement du pays, gravement accru par la politique de la Troïka elle-même et dont une bonne partie est incontestablement odieuse. 

 

Daniel Süri