Flocon au pays de la négripub

Si vous avez toujours rêvé de transformer le nounours brun de votre enfance (ou de votre enfant) en bel ours blanc immaculé, la lessive Total de Migros est pour vous ! La campagne publicitaire lancée en octobre vous le promet : « Total change à nouveau les ours bruns en ours blancs ». Hourra.

Par contre si une telle idée ne vous a jamais traversé l’esprit, si vous trouvez votre Teddy très beau comme il est,  vous risquez d’être perplexe face à cette proposition saugrenue. 

En effet, pourquoi s’attaquer aux ours bruns ? Pourquoi proposer aux clients un produit permettant de faire subir à ces peluches un tel traumatisme les rendant méconnaissables, à vie ?

«Ho là, direz-vous, ne comprenez-vous rien à la communication? Il s’agit d’une simple lessive, pas d’une baguette magique. Elle ne dépigmentera pas les ours bruns. C’était une façon de parler, pour illustrer son fort pouvoir nettoyant. Nous voilà rassurés, même avec Total, Teddy restera Teddy.  Ouf.

Mais, alors, Teddy l’ours brun est en fait ici, l’emblème de la saleté ? Et Flocon, l’ours blanc, lui, est l’archétype de l’ours propre, le symbole même de la pureté, c’est ça ? 

En tout cas, c’est ce que semble dire l’affiche : Total est tellement efficace contre la saleté qu’elle transformerait même Teddy le crasseux en Flocon l’Apollon. Et Teddy est crasseux car marron, donc ce qui est marron est crasseux, CQFD. 

Interpelés par ce message à peine subliminal, 94 ci­toyen·ne·s se sont unis pour envoyer, le 28 octobre, une lettre ouverte à la Fédération des Coopératives Migros. Parmi les signataires, des pro­fes­seur·e·s d’université, des associations, des artistes, etc., dénonçant tous cette allusion douteuse, ce «parallèle explicite entre […]  nettoyage et dénaturation, couleur brune et saleté».

 

 

Flatter les instincts les plus bas ?

 

En effet, la publicité étant l’art par excellence de produire du signifiant afin d’influencer réactions et émotions du public, nul n’est sans savoir que chaque mot ou pixel y est savamment pesé et analysé avant d’être diffusé. 

Ou devrait l’être. 

D’autant plus quand ces mots et pixels rappellent étrangement ceux de supports publicitaires passés qui eux n’hésitaient pas à utiliser ouvertement l’image de personnes noires pour en faire l’archétype de la souillure. Souillure à laquelle des produits miraculeux tels que le savon Dirt Off ou la javel S.D.C prétendaient arriver à bout. 

Pour se convaincre du pouvoir évocatoire de tout support publicitaire il suffit de lire Migros Magazine même qui, dans son édition MM13 de mars dernier, publiait ces lignes édifiantes : «Comme l’ont montré diverses recherches en neurosciences et en cognition implicite appliquée au marketing, des contacts brefs et répétés avec les marques laissent des traces dans notre mémoire inconsciente […] Or, le but d’une entreprise, c’est justement d’être dans l’esprit du consommateur au moment où il va effectuer son achat. Imaginez que vous êtes dans un supermarché, au rayon lessive [sic], eh bien vous allez très probablement choisir la marque qui vous semble la plus familière, celle que vous aurez vue à la télé ou dans la rue deux mois plus tôt et dont vous n’aurez aucun souvenir conscient…»

Ou celle qui flattera vos instincts les plus bas t’es Noir comme le caca») ? Ou celle qui contribuera à la perpétuation de cette atmosphère si délétère envers les minorités de Suisse, ces « moutons noirs », « ours bruns » et autres « cochons d’étrangers » ?

En admettant que l’intention de M. Jürg Spring du Département Marketing Migros, auteur de la publicité Total, n’ait jamais été de réchauffer les cendres encore fumantes d’une idéologie abjecte, il reste néanmoins étrange que la similitude graphique et sémantique entre son affiche et les innombrables affiches racistes des 19e et 20e siècles lui ait échappé, à lui comme à tous ses collègues du Service Communication de  Migros d’ailleurs.

 

 

Et Migros ne bouge pas

 

Quoique, c’est à cette même Migros qu’avaient échappé, également au mois d’octobre, un millier de dosettes de lait avec pour effigie les portraits de personnages aussi recommandables qu’Adolf Hitler ou Benito Mussolini. Autant dire que chez Migros, on n’est plus à une bourde près, surtout lorsqu’il s’agit de questions raciales ou mémorielles. Mais on y est ouvert au dialogue, du moins en apparence. Alors à défaut de retirer sa campagne publicitaire comme le réclamaient les signataires de la lettre, la Fédération s’est fendue d’un courrier rejetant toute accusation en bloc et invitant les signataires de la lettre, majoritairement basés en Suisse Romande, à une rencontre à son siège, situé à Zurich. Le petit groupe de courageux qui traversa la Suisse pour assister à cette rencontre fit face à une équipe en rangs serrés. 

Même si M. Jür Spring fut progressivement désigné par ses collègues comme coupable idéal; même si quelques prises de conscience individuelles furent murmurées du bout des lèvres par certains employés; il reste que la Migros décida de ne pas bouger d’un pouce. Ni excuse, ni retrait. Tout juste l’évasive promesse… de faire plus attention les prochaines fois.

Plus attention à quoi ? La question se pose, vu que la Migros semble accorder plus de valeur à ses propres intentions qu’à la manière dont ses messages sont perçus. 

Et fait ainsi fi des sages conseils du Dr Wolton, directeur de l’Institut français des Sciences de la Communication, résumé par CAP COM: 

«Le plus important […] dans la communication, c’est le récepteur. Que ce soit un individu, un groupe, une société. […] Communiquer ce n’est pas seulement produire et distribuer de l’information, c’est aussi être sensible aux conditions dans lesquelles le récepteur la reçoit, l’accepte, la refuse, la remodèle en fonction de ses choix philosophiques, politiques, culturels. La communication, c’est la question du récepteur.» 

 

Fanny