Forêts tropicale humide

Forêts tropicale humide : Un livre suisse bientôt interdit en Malaisie?

Le Sarawak est un des Etats de la fédération formant la Malaisie. Trois fois plus grand que la Suisse, mais trois fois moins peuplé, il est dirigé par un potentat à l’ancienne. C’est ce monsieur, au titre et nom kilométrique, qui fait pression pour qu’un livre publié à Bâle ne paraisse pas dans sa version anglaise.

L'ouvrage a été rédigé par l’historien et botaniste Lukas Straumann, qui dirige depuis dix ans le Fonds Bruno Manser. Nos lecteurs et lectrices se souviennent peut-être que Lukas Straumann fut l’auteur, avec Daniel Wildman, de la partie du Rapport Bergier consacrée aux liens entre la chimie helvétique et le IIIe Reich.

Le Fonds Bruno Manser, pour sa part, a été créé en 1991, pour faire connaître l’action de son fondateur pour la sauvegarde de la forêt tropicale humide – appelée forêt pluviale en anglais et en allemand – et du mode de vie de ses populations, en particulier des Penan, chasseurs-cueilleurs pour partie nomades. En 1993, Bruno Manser mènera une grève de la faim de 60 jours devant le Palais fédéral pour tenter d’obtenir l’arrêt de l’importation des bois tropicaux. Le dernier témoignage de sa présence dans la forêt tropicale du Sarawak date du 25 mai 2000. En mars 2005, la justice bâloise l’a déclaré officiellement disparu.

 

 

Les raisons de l’intimidation

 

Le livre richement illustré de Lukas Straumann, dont nous avons consulté la version allemande 1, rappelle évidemment la lutte de Bruno Manser. Mais ce n’est pas là la raison principale de l’ire de Yang Amohat Bermohat Pehin Sri Haji Abdul Taib bin Mahmud, ci-devant Premier ministre du Sarawak. Avec ses quatre fils, l’homme possède la plus grande entreprise du pays, le trust de la construction Cahya Mata Sarawak, ainsi que des participations dans les multinationales du bois tropical. Mieux : avec un portefeuille regroupant des parts dans plus de 400 entreprises dans 25 Etats et places financières extraterritoriales, il est aussi un acteur de la mondialisation; sa fortune est estimée à 15 milliards de dollars. C’est donc une des plus riches et plus puissantes personnalités de l’Asie du Sud-Est. Lorsqu’il se déplace parmi ses concitoyens, il se fait conduire dans sa Rolls Royce gris argenté, dont la plaque d’immatriculation porte l’inscription : «le plus honorable chef du gouvernement du Sarawak».

Quant aux motifs de sa menace de plainte, les voici, détaillés par ses avocats : le livre «accuse notre client d’être un ‹despote›, d’avoir encaissé des milliards de dollars illégalement avec le commerce de bois tropical, de dissimuler sa fortune à l’étranger derrière plusieurs sociétés-écrans, d’avoir commis un des crimes environnementaux les plus graves de l’histoire, d’être un autocrate corrompu, d’enfreindre le droit international, d’avoir accru la corruption par les revenus de la déforestation et détruit la forêt pluviale par ce biais afin de se maintenir au pouvoir. »

On ne saurait mieux dire toutes les bonnes raisons de lire l’ouvrage de Lukas Straumann !

 

 

Les banques suisses ne sont jamais loin

 

Vous y apprendrez ainsi que la forêt primaire du Sarawak ne représente plus que le 11 % de la surface du pays, alors qu’elle était dominante en 1960 encore. Une partie des surfaces libérées par l’exploitation du bois tropical en Malaisie sont en aujourd’hui occupées par des plantations d’huile de palme, multipliant les risques d’infection par une forme très dangereuse de paludisme (voir encart). Mais cela importe visiblement peu aux dirigeants locaux, qui font main basse sur ces richesses. La corruption les enrichit, le blanchiment des capitaux les protège. Vous avez dit corruption, montage financier, hommes de paille, blanchiment ? Alors vous ne vous étonnerez pas de voir l’UBS pointer son nez.

Un schéma très compréhensible montre comment ses filiales de Singapour et Hongkong ont participé à l’évasion de plus de 90 millions de dollars de pots-de-vin pour les seules années 2006 et 2007 (pp. 222-223). Il est vrai que toutes les banques de l’Asie du Sud-Est se sont goinfrées autour du trafic des bois tropicaux. Des estimations de la Banque mondiale chiffrent à 10 à 15 milliards de dollars par an les revenus illégaux de ce trafic. Notez que l’autre grande banque helvétique, le Credit Suisse, faisait aussi de son mieux dans cette région, en particulier en collaborant à l’entrée en bourse de Hongkong d’un trust forestier, Samling, qui avait réussi à faire certifier FSC (gestion responsable des forêts) de gigantesques coupes de bois illégales en Guyane. Le certificateur ? La multinationale suisse SGS, de Genève, dont le slogan est «la confiance, c’est essentiel». Si, si…

 

Daniel Süri

 

 

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Déforestation et paludisme

 

Dans son édition du 6 novembre, le journal Le Monde atteste de la progression fulgurante d’une forme particulièrement agressive de paludisme, pouvant être mortelle, qui jusqu’alors ne touchait que les singes:

 

«La déforestation en Malaisie accélère la propagation du parasite en poussant les singes, en l’occurrence des macaques à longue queue et à queue de cochon, hors de leur habitat naturel, à proximité des villages. Le pays a perdu 14 % de sa surface forestière entre 2000 et 2012, selon une étude parue en 2013 dans la revue Science, pour laisser place, bien souvent, à des plantations d’huile de palme. Ce sont dans les zones en lisière des forêts ou touchées par les déforestations et peuplées des macaques que la progression de l’épidémie est la plus forte: 95 % des patients sont des adultes, un taux extrêmement élevé comparé à d’autres formes de paludisme»