Michel Servet : une foi dans l’humanité

Michel Servet : une foi dans l’humanité

« Michel Servet eut la
singulière infortune d’avoir été
brûlé deux fois : en effigie par les catholiques,
et par les protestants en chair et en os. […] Son débat
avec Calvin […] c’est en fait le conflit intérieur
de la droite et de la gauche de la Réforme »


(R. Bainton, 1953).

Né en 1511, en Aragon, Servet est issu d’une famille de
juifs convertis. Sa conscience s’éveille au cours de la
période de tolérance religieuse que connaît
l’Espagne du premier tiers du 16e siècle. Le
mouvement des Alumbrados – des Illuminés – appelle
à une « réforme de l’Église par
les hommes de l’Esprit », et la cour du roi Charles,
récemment élu empereur, s’enthousiasme pour la
pensée humaniste d’Erasme.

    Il étudie le droit à Toulouse,
où il découvre que le dogme de la Trinité, comme
le pouvoir temporel du pape, n’a aucun fondement dans les
Ecritures. Juifs et musulmans, dont il connaît les croyances, le
perçoivent même comme une concession au
polythéisme. En se rangeant à leur avis, il abolit
l’une des principales frontières avec les autres religions
du Livre. Une démarche explosive, une génération
après la Reconquista et l’expulsion des juifs de la
Péninsule ibérique, à l’heure du premier
siège de Vienne par les Turcs.

    En 1529, il accompagne l’empereur au Vatican
et laisse du pape Clément VII un témoignage empreint
d’indignation : « nous l’avons vu,
porté dans la pompe, sur les épaules des princes,
[…] se faisant adorer le long des rues par le peuple à
genoux, si bien que tous ceux qui avaient réussi à baiser
ses pieds ou ses pantoufles s’estimaient plus fortunés que
le reste, et proclamaient qu’ils avaient obtenu nombre
d’indulgences, grâce auxquelles des années de
souffrance infernales leur seraient remises. Ô la plus vile des
bêtes ! Ô la plus effrontée des
catins ! »

    En 1530, il défend que Jésus est un
homme et qu’il n’est Dieu que dans la mesure où
l’homme est aussi capable d’être Dieu :
« Ceux qui font une séparation tranchée
entre l’humanité et la divinité ne comprennent pas
la nature de l’humanité, dont c’est justement le
caractère que Dieu puisse lui impartir de la divinité.
[…] Non point en vérité par une dégradation
de la divinité, mais par une exaltation de
l’humanité. […] Ne vous émerveillez pas que
j’adore comme Dieu ce que vous appelez
l’humanité ».

    Servet voit se dresser les autorités
politiques et religieuses contre lui et trouve refuge à Lyon,
sous un nom d’emprunt, où il témoigne aussi de sa
sensibilité sociale : « La condition des
paysans allemands est affreuse. […] Les autorités de
chaque territoire les dépouillent et les exploitent, c’est
la raison de […] leur soulèvement contre les
nobles ». Il étudie la médecine à
Paris, où il découvre la petite circulation du sang,
après un savant arabe du 13e siècle.

    Etabli à Vienne en Dauphiné,
dès 1540, il y exerce la médecine et s’occupe
d’édition. Il travaille à sa somme
théologique : La Restitution chrétienne. On en
retiendra sa vision d’un Dieu caché, qui habite tout
être, en particulier l’Homme, et toute chose. Il
défend le baptême à l’âge adulte, en
tant qu’acte conscient et volontaire, ce qui le rapproche des
anabaptistes, violemment réprimés aux 16e et
17e siècles.

    C’est alors qu’il envoie imprudemment le
manuscrit de son ouvrage à Calvin. Ce dernier confie à
Farel : « Il viendrait ici […], je ne le
laisserais plus repartir vivant ». Son livre est
publié clandestinement en janvier 1553, avant de tomber entre
les mains d’un ami de Calvin, qui s’arrange pour que son
identité soit révélée à
l’Inquisition. Le délateur est sommé
d’obtenir des preuves, que Calvin accepte de fournir.
Arrêté le 4 avril, Servet parvient à
s’évader, avant d’être brûlé en
effigie avec ses livres.

    Le 13 août de la même année, de
passage à Genève, il est reconnu et arrêté,
à la demande expresse de Calvin. Interrogé par le Petit
Conseil, puis par le procureur général Rigot, il se
défend bec et ongles. S’ensuit une dispute
théologique avec Calvin, communiquée aux autres villes
suisses pour avis, qui le déclarent coupable. Le 27 octobre, il
est condamné au bûcher pour ses opinions sur la
Trinité et le baptême, avant d’être conduit au
supplice par Farel sans abjurer.

    Cette mise à mort d’un
« hérétique »,
décidée par la Seigneurie genevoise, y compris par les
adversaires de Calvin, a été contestée par
certains amis de la Réforme, dont Castellion :
« Tuer un homme, ce n’est pas défendre une
doctrine, c’est tuer un homme. […] Servet ayant combattu
par des écrits et des raisons, c’était par des
raisons et des écrits qu’il fallait le
repousser », écrira-t-il en 1554. Mais pourquoi
fallait-il repousser les thèses de ce porte-parole de milliers
d’adeptes anonymes d’un christianisme
émancipé, dont le message sonne toujours si juste
à nos oreilles ?

    Cette statue de Michel Servet est
l’œuvre de la sculptrice genevoise Clotilde Roch, il y a
plus de cent ans, à la demande d’un comité de
libres penseurs. Refusée par les autorités d’alors,
elle fut offerte à Annemasse. Mais son histoire ne
s’arrête pas là : elle a été
détruite en 1942, sur ordre du gouvernement de Vichy, et son
métal probablement recyclé par l’industrie
d’armement allemande. Sous l’Occupation, la
Résistance lui rendra hommage comme à l’une des
premières « victimes du fascisme » en
France. Après la guerre, elle sera reproduite et
inaugurée dans la même ville en 1960.

    A l’occasion du 500e anniversaire de la
naissance de Servet, deux ans après le vote des Suisses pour
l’interdiction de la construction des minarets, sachons nous
souvenir de cet initiateur du rapprochement entre chrétiens,
juifs et musulmans ; de ce passeur aux frontières de
plusieurs cultures ; de ce défenseur des
opprimés ; de cet intellectuel courageux ; de ce
contemporain des expéditions coloniales de Cortés et de
Pizzaro, qui a sans doute encore bien des choses à nous dire sur
les grandeurs et misères de la mondialisation du premier 16e
siècle, comme sur celles du siècle qui commence.

Jean Batou


Version abrégée du
discours prononcé lors de l’inauguration de la statue de
Servet, le 3 octobre dernier, à Genève. Texte complet
sur :
http://regardcritique.blog.tdg.ch.