L’apprentissage au profit des employeurs

L’apprentissage au profit des employeurs

Le système de formation duale
tel qu’il est mis en œuvre aujourd’hui en Suisse
– combinant un ou deux jours de cours par semaine dans une
école professionnelle publique et le reste du temps en
entreprise – présente un inconvénient de
taille : les besoins des employeurs y passent souvent avant le
droit à la formation des jeunes.

Ainsi, le manque chronique de places d’apprentissage dans
certains secteurs contribue à expliquer pourquoi le droit
à une formation postobligatoire demeure lettre morte pour
environ 11 % des élèves sortis chaque année
de l’école. Un rapport de l’OCDE sur la formation
professionnelle en Suisse rendu public en 2009 met en lumière
les défauts du système helvétique, soulignant
notamment que « ces personnes dépourvues de
formation postobligatoire peuvent trouver des emplois dans des branches
comme la restauration et des emplois non qualifiés, mais leurs
perspectives d’avancement sont minces et elles sont les plus
vulnérables aux changements et aux perturbations
économiques. » Par ailleurs, les listes
d’attente, qui se soldent par la multiplication de stages non
payés précédant l’apprentissage,
s’allongent dans certains secteurs et concernent désormais
près d’un·e candidat·e sur trois, selon une
étude d’Avenir suisse publiée en novembre 2010.

Tests payants

Le fait que la demande de places excède largement l’offre
dans certains secteurs – dans la vente par exemple, 11 500
jeunes en cherchent une chaque année, alors que les entreprises
n’en proposent que 8 000 – conduit à des
situations particulièrement aberrantes : ainsi, les
employeurs, comme si les résultats scolaires ne suffisaient pas,
font passer des tests facturés 100 francs aux candidats à
l’apprentissage. Ces tests sont conduits par des entreprises
privées qui ont transformé ces dernières
années cette pratique en un juteux commerce. Ils ne servent
d’ailleurs même pas à choisir les candidats à
l’apprentissage, mais seulement à effectuer une
présélection parmi la foule de dossiers reçus par
les employeurs (Le Courrier, 17.6.2010).

    Afin de garantir un droit à la formation
professionnelle pour tous les jeunes qui le souhaitent, il s’agit
de faire passer à la caisse les entreprises qui ne forment pas
d’apprenti·e·s. Dans les années 80, un tiers
des entreprises étaient formatrices, contre seulement une sur
cinq actuellement. Cette mise à contribution des entreprises qui
assument de moins en moins leurs responsabilités en
matière de formation permettrait en outre de financer la
création de nouvelles places d’apprentissage dans des
institutions publiques. Cette mesure est d’autant plus
légitime que les entreprises non formatrices comptent souvent au
nombre de celles qui en auraient le plus les moyens ; les
multinationales qui s’implantent en Suisse pour payer moins
d’impôts sont ainsi dénoncées par le rapport
de l’OCDE consacré à la formation professionnelle
helvétique : « des recherches ont
montré que les entreprises internationales sont moins
engagées dans la formation en apprentissage, tant en termes de
nombre d’entreprises proposant une formation que de nombre de
personnes acceptées dans chaque entreprise formatrice. En
conséquence, le nombre de places d’apprentissage pourrait
chuter. »

Protection déficiente

Une seconde conséquence néfaste due à la
subordination de la formation professionnelle aux intérêts
des employeurs se manifeste par la dégradation des conditions de
travail des apprenti·e·s, particulièrement
évidente ces dernières années. Ainsi, en 2006, les
autorités ont décidé, sous la pression des
employeurs, un abaissement de 20 à 18 ans de l’âge
jusqu’auquel les jeunes travailleurs et travailleuses
bénéficient d’une protection. Cette protection
garantit notamment que les jeunes n’aient pas à accomplir
de travail de nuit ou du dimanche. Puis, dès 2009, les
employeurs ont obtenu une série de dérogations permettant
dans certains secteurs que cette protection ne s’applique plus
que jusqu’à 16 ans. Ainsi, pour la boulangerie
industrielle, les employeurs – Migros en tête – ont
exigé que les jeunes puissent travailler 90 nuits dès 16
ans et 100 nuits dès 17 ans (un rythme de travail
particulièrement incompatible avec la nécessité de
suivre des cours chaque semaine). Il y a quelques années
pourtant, le Département fédéral de
l’économie avait refusé une telle dérogation
à Migros, car cette dernière n’avait pas pu
démontrer que le travail de nuit était nécessaire
à la formation.

    Ces dérogations à la loi obtenues par
des voies légales ne sont que le sommet de l’iceberg, dans
la mesure où la plupart de celles-ci sont arrachées
illégalement par les patrons. Ainsi, une enquête du
syndicat UNIA a révélé en 2009 qu’un quart
des apprentis travaillent plus de 9 heures par jour au moins une fois
par semaine et a mis en lumière une prolifération du
travail de nuit et du dimanche dans certains secteurs. Cette même
enquête a souligné que 40 % des apprentis disent
rencontrer des problèmes de santé en raison de leur
horaire de travail, problèmes impliquant pour la
moitié d’entre eux une prise en charge médicale.
Les violations de la loi garantissant la protection des apprentis et
des jeunes travailleurs conduisent parfois à des drames :
ainsi, un jeune de 15 ans a perdu la vie en 2008 sur un chantier
à Avenches en faisant une chute de 40 mètres. La loi
interdisait pourtant que les jeunes de moins de 18 ans montent à
des « hauteurs dangereuses », et
l’entreprise a été condamnée en justice.

    Ces problèmes montrent l’urgence
d’une extension des conventions collectives à tous les
secteurs de l’apprentissage, d’une multiplication des
contrôles sur les lieux de travail et, surtout, d’un
renforcement de la présence syndicale dans les entreprises,
impliquant un travail spécifique en direction des
apprenti·e∙s. 

Hadrien Buclin