La Suisse, plaque tournante du négoce opaque des matières premières

La Suisse, plaque tournante du négoce opaque des matières premières



La Déclaration de Berne,
association suisse qui s’engage pourdes relations Nord-Sud plus
équitables, a publié « Swiss Trading
SA », un ouvrage levant le voile sur le négoce des
matières premières en Suisse. Ce secteur, peu
transparent, a connu un véritable boom ces dernières
années. Eclairage avec Olivier Longchamp, responsable finance et
fiscalité à la Déclaration de Berne et l’un
des auteurs du livre.

Pourquoi un livre sur le commerce des matières premières  ?

Olivier Longchamp : En
raison d’un paradoxe. Ce secteur a connu un développement
fulgurant en Suisse ces dix ou quinze dernières années.
Entre 1998 et 2010, la valeur des matières premières
négociées en Suisse a été multipliée
par quinze, en francs constants. Aujourd’hui, l’arc
lémanique a une importance comparable, voire supérieure,
à Londres dans le commerce de pétrole, par exemple. Et
d’après nos recherches, sept des douze plus grandes
multinationales suisses sont actives dans le domaine du négoce
des matières premières, un secteur dont
l’importance est fondamentale du point de vue des pays du Sud,
riches en ressources naturelles. Pourtant, même si le
négoce contribue désormais autant au PIB suisse que
l’industrie des machines, les sociétés de trading
restent très discrètes et opaques. A tel point
qu’il n’existait pas d’ouvrage de
référence sur la plaque tournante du négoce des
matières premières avant le nôtre. Nous avons donc
voulu y voir plus clair.

On parle de négoce : mais de quoi s’agit-il
exactement ? Dans votre livre, vous dites qu’un tiers du
pétrole mondial est vendu à Genève. Mais
qu’est-ce que cela signifie réellement ?

Il s’agit de transactions financières. En principe, le
pétrole, le café ou les céréales
achetées et vendues à Genève ou à Zoug
n’y arrivent jamais. On échange en fait des titres de
propriété qui donnent un droit sur une cargaison de brut,
par exemple, chargée en Lettonie et finalement vendue aux
Etats-Unis. Ce qui est réalisé en Suisse, ce sont les
opérations d’achat et de vente et le financement de ces
opérations commerciales, qui mobilisent des montants
considérables, par exemple de l’ordre de plusieurs
centaines de millions de francs pour un pétrolier.

Quelles sont les sociétés qui dominent aujourd’hui le secteur du négoce ?

Plusieurs sociétés installées en Suisse ont une
position très importante au niveau mondial. C’est le cas
d’abord dans le secteur du pétrole. Les plus grands
négociants indépendants de brut du monde, Vitol,
Trafigura, Gunvor, ou Mercuria, sont à Genève. Glencore
est à Baar (ZG). Le géant zougois réalise une part
substantielle de ses affaires dans le pétrole, mais
possède la particularité unique d’être actif
dans pratiquement tous les secteurs des matières
premières, et de disposer presque d’une position
monopolistique sur le marché de certains métaux et
minerais. On trouve également à Baar la multinationale
minière Xstrata, dont Glencore possède un peu plus du
tiers et qui représente en quelque sorte son « bras
extractif ». Le secteur du gaz naturel, sur lequel nous
savons peu de choses, est aussi installé à Zoug.
L’arc lémanique accueille également les principaux
acteurs mondiaux du commerce de grains (Archer Daniel Midlands, Bunge,
Cargill ou Dreyfus). A côté de ces géants
coexistent des négociants spécialisés sur des
marchés plus étroits, comme le cacao, le café, le
sucre ou le coton, ainsi que des dizaines de petites boîtes, dont
il est très difficile de connaître réellement les
activités.

Que reprochez-vous à ces sociétés de négoce ?

Le commerce des matières premières est un domaine
sensible, qui s’exerce souvent dans des pays du Sud, puisque
c’est là que se concentre, au niveau mondial,
l’essentiel des ressources naturelles. Dans ces pays, la
législation sociale et environnementale est
réduite ; les problèmes de gouvernance sont
nombreux et l’impact de l’exploitation des ressources
naturelles sur les droits humains est fréquent.
D’après nos recherches, les négociants ne voient
pas ceci comme un problème, mais plutôt comme une
opportunité : celle de faire des affaires à
meilleur compte encore. Nous avons trouvé plusieurs cas
où des négociants suisses n’hésitent pas
à faire des affaires avec des pays en guerre ou avec des
régimes très discutables, tout en refusant de rendre des
comptes. Sans parler de leur attitude en matière de corruption,
presque considérée comme un must dans ce domaine. Cette
attitude est très problématique et il est
impératif de la contrer dans les plus brefs délais.
L’opacité dont les firmes de négoce peuvent
s’entourer, grâce à diverses « zones
grises » d’une législation helvétique
étrangement complaisante à leur égard, contribue
à renforcer le caractère nébuleux et donc suspect
des activités de négoce. Cette opacité doit
également se dissiper, il y va de l’intérêt
des négociants eux-mêmes.

En même temps, ces sociétés génèrent de l’emploi et des recettes fiscales ?

Elles aiment beaucoup le rappeler, c’est vrai. Mais il
s’agit là encore d’une vision partielle des choses.
D’une façon très générale, le secteur
du négoce est très peu intensif en main
d’œuvre. Le négoce représente 3 % du
PIB en Suisse, comme l’industrie des machines. Si cette
dernière emploie une centaine de milliers de salariés, le
négoce n’en occupe probablement pas le dixième. En
outre, il ne faut pas croire que le négoce a créé
des emplois. C’est peut-être vrai dans une perspective
étroitement genevoise, zougoise, ou autre, mais c’est faux
à l’échelle globale. Il ne faut pas oublier que
plusieurs de ces sociétés se sont
délocalisées en Suisse, en prenant avec elles leurs
salariés de Londres ou d’ailleurs. Il ne faut pas croire
que les chômeurs du Sécheron [NDLR : quartier
populaire genevois] vont devenir courtiers en grain ! Par
ailleurs, que pèsent les quelques milliers d’emplois
« genevois » ou les quelques millions que ces
entreprises génèrent pour les caisses publiques
helvétiques par rapport aux dizaines, voire aux centaines de
milliers d’emplois ou aux milliards de recettes publiques
qu’une exploitation plus juste des ressources naturelles
permettrait de créer sur les lieux d’extraction ?
En Zambie, où nous accusons Glencore de manipuler les comptes de
sa société pour éviter de payer des impôts,
des dizaines de milliers de mineurs ont été mis au
chômage lors de la privatisation des équipements
extractifs, dont Glencore jouit aujourd’hui en premier lieu,
alors même que les prix du cuivre augmentaient. Et alors
qu’auparavant la population avait accès gratuitement aux
hôpitaux de la province du  Copperbelt, le personnel
intérimaire engagé par MCM (la filiale zambienne de
Glencore, NDLR) doit payer tellement cher pour accéder à
des soins qu’il y renonce.

Les traders suisses assurent ne pas mener d’activités
spéculatives et être uniquement des industriels actifs
dans le physique. La frontière entre spéculateurs et
commerciaux est-elle si claire ?

Non, en effet. Elle a eu tendance à s’atténuer
toujours davantage ces dernières années.
Aujourd’hui, les négociants développent leurs
propres hedge funds pour financer leurs activités de
négoce et ce faisant, ils se font un peu banquiers. Les acteurs
financiers achètent des marchandises physiques, et non plus
seulement des contrats à terme. La frontière entre
spéculateurs et commerciaux s’est indubitablement
atténuée.