La « génération galère » rue dans les brancards

Partout sur la planète, des jeunes se retrouvent confrontés à une situation à bien des égards similaire. Etre jeune aujourd’hui dans le capitalisme mondialisé, c’est avoir de bonnes chances de se retrouver au chômage davantage que les autres, de connaître la précarité, tout en ayant souvent une bonne formation. Cela n’élimine bien sûr pas les singularités régionales – être précaire sur les bords du Rhône n’équivaut pas à l’être sur les rives du Brahmapoutre – mais trace tout de même un cadre général.

    Dans sa dernière enquête en date, publiée en 2010, l’Organisation internationale du travail (OIT) soulignait que jamais le chômage des jeunes n’avait, mondialement, atteint un tel niveau, avec 81 millions de jeunes sans emploi à fin 2009. A cela s’ajoute le fait que 152 millions de jeunes, soit 28 pour cent de tous les jeunes travailleurs du monde, vivaient dans l’extrême pauvreté. Et le rapport de mettre en garde contre « le risque d’une ‹ génération perdue ›, constituée de jeunes gens qui sont totalement détachés du marché du travail et ont perdu tout espoir de pouvoir travailler pour gagner décemment leur vie. » Il fait aussi apparaître que dans les économies développées et dans l’Union européenne, le taux de chômage de 17,7 % parmi les jeunes en 2009 était le plus élevé jamais constaté depuis que les statistiques régionales existent (1991).

    Une semblable dénomination les rassemble, depuis la Grèce (« génération 800 euros ») à l’Espagne (« mileuristas ») en passant par l’Italie (« generazione mile euros ») ; les petits boulots sont leur lot, l’impossibilité d’avoir des projets à moyen terme aussi. La précarité de l’emploi chez les moins de 30 ans est ainsi devenue une donnée universelle. Aux Etats-Unis, parmi le mouvement des indignés contre Wall Street qui gagne en ampleur, il se trouve sûrement quelques-uns de ces 7 à 8 000 étudiant·e·s qui effectuent chaque année un stage à plein temps chez Disney World, où ils représentent plus de la moitié (!) du personnel. La mode du stage en lieu et place du contrat de travail touche aussi, par exemple, la Croatie, où 30 % des employeurs ne proposent que cela comme emploi. Et parmi les centaines de milliers de manifestant·e·s portugais du 1er octobre, il y avait sans aucun doute quelques-uns des 296 000 travailleurs et travailleuses qui cumulent deux emplois où plus pour joindre les deux bouts.

    Tout le monde a bien évidemment en tête le rôle des jeunes diplômé·e·s dans le déclenchement du « printemps arabe », que ce soit en Egypte (où 75 % des jeunes ont une formation supérieure, secondaire supérieure ou professionnelle supérieure) ou en Tunisie, à la suite du suicide d’un jeune précaire harcelé par la police. Et tout le monde devrait observer attentivement ce qui se passe au Chili où la jeunesse étudiante est en train d’ébranler, comme aucun autre mouvement social avant elle, le système néolibéral mis en place par la dictature de Pinochet. Les jeunes britanniques s’activent aussi – après avoir réveillé un mouvement syndical anesthésié depuis l’ère Thatcher – qui viennent d’aller dire leur fait au congrès du Parti conservateur, en attendant la grève du 30 novembre.
    Naturellement, le chemin n’est pas rectiligne, qui mène du chômage, de la surexploitation et des difficultés matérielles à la révolte et de la révolte à la révolution. Prendre cette voie et ne pas se résigner n’a évidemment rien d’automatique. La précarité, c’est aussi l’apprentissage du chacun-pour-soi et de la lutte de tous contre tous. Pas vraiment une école de solidarités.

Dans ces conditions, justement, il est d’autant plus significatif que naissent et se développent ces mouvements collectifs de protestation, engageant quelquefois des révoltes plus vastes, allant jusqu’à mettre en cause des piliers du temple néolibéral, ondes porteuses d’une révolution sociale de grande ampleur. Sans aller jusqu’à l’emphase d’une autre époque – celle d’un Karl Liebknecht évoquant la jeunesse comme « la flamme de la révolution », par exemple – il est réjouissant de constater que dans le monde entier des jeunes se lèvent pour signifier au capitalisme en crise qu’il a perdu la bataille des cœurs et des esprits.

Daniel Süri