Egypte: les racines sociales du soulèvement en cours

Egypte: les racines sociales du soulèvement en cours

Nous publions ici une interview du journaliste et blogueur égyptien Hossam El-Hamalawy, qui participe au site www.arabawy.org.
L’entretien a été réalisé via Skype,
le 27 janvier, par le professeur Mark LeVine (Irvine, Californie), et
mis en ligne par « Al Jazeera ». Il a
été traduit par nos soins. La vitesse avec laquelle se
déroulent les évènements en Egypte
n’enlève rien à l’intérêt de ces
propos.*

Mark Levine : Pourquoi a-t-il fallu une révolution en
Tunisie avant que les Egyptien ne descendent dans la rue aussi
massivement ?

Hossam El-Hamalawy: En Egypte,
on dit que la Tunisie a été un catalyseur et pas la cause
du mouvement, les conditions objectives d’un soulèvement
existaient en Egypte et la révolte était dans l’air
ces dernières années. Nous avons déjà connu
deux mini-Intifadas ou « mini-Tunisies » en
2008. D’abord avec le soulèvement en avril 2008 à
Mahalla, suivi d’un autre à Borollos au Nord du pays.

    Les révolutions n’éclatent pas
dans un ciel bleu. Ce n’est pas parce qu’il y a en a une en
Tunisie que le lendemain ça se passe ici. On ne peut isoler le
mouvement en cours des quatre dernières années de
grèves en Egypte, ou d’évènements
internationaux comme l’Intifada d’Al-Aqsa et
l’invasion des USA en Irak. Le déclenchement de
l’Intifada d’Al-Aqsa a été
particulièrement important du fait que, dans les années
1980-90, l’activisme au niveau de la rue avait été
effectivement stoppé par le gouvernement dans le cadre de sa
lutte contre les insurgés islamistes. Il ne continuait à
exister que sur les campus universitaires ou les QG de partis. Mais
quand l’Intifada a explosé en 2000 et qu’Al Jazeera
a commencé à en relayer des images, ça a
inspiré nos jeunes à descendre dans la rue, de la
même manière que la Tunisie nous inspire aujourd’hui.

MLM : Comment les protestations évoluent-elles ?

HEH : Il est trop
tôt pour dire comment elles vont tourner. Ça a
été un miracle de voir comment elles ont continué
au-delà de minuit hier, face à la peur et à la
répression. Mais, ceci dit, la situation a atteint un point
où tous et toutes en ont assez, on en a sérieusement
marre ! Et même si les forces de sécurité
arrivaient à étouffer les protestations
aujourd’hui, elles ne réussiront pas à
écraser celles qui émergeront la semaine prochaine, le
mois prochain ou plus tard cette année. Il y a un net changement
dans le niveau de courage des gens. L’Etat a pu utiliser le
prétexte de la lutte contre le terrorisme dans les années
1990 pour combattre toutes sortes de dissidences dans le pays, un truc
que tous les gouvernements utilisent, y compris aux USA. Mais lorsque
l’opposition officielle dans un pays n’a pas recours aux
armes, mais aux protestations de masse, il est très difficile de
contrer ce mouvement. Vous pouvez envisager de liquider un groupe de
« terroristes » qui combattent dans des
champs de canne à sucre, mais que faites vous face à des
milliers de protestataires dans la rue? Vous ne pouvez pas les tuer
tous. Vous ne pouvez même pas être sûr que vos
troupes accepteront de tirer sur les pauvres.

MLM : Quel rapport y a-t-il ici entre les événements régionaux et locaux ?

HEH : Il faut comprendre
que le régional est local ici. En 2000, les protestations
n’ont pas démarré contre le régime, mais
contre Israël et en soutien aux Palestinien·ne·s. De
même, avec l’invasion de l’Irak trois ans
après. Mais quand vous descendez dans la rue et que vous
êtes confrontés à la violence du régime,
vous commencez à vous poser des questions. Pourquoi Moubarak
envoie-t-il des soldats contre les manifestant·e·s,
plutôt que de se confronter à Israël ?
Pourquoi exporte-t-il du ciment qu’Israël utilise pour
construire des colonies plutôt que d’aider les
Palestiniens ? Pourquoi la police est-elle si brutale avec nous,
alors que nous essayons juste d’exprimer pacifiquement notre
solidarité avec les Palestiniens ? C’est ainsi que
des sujets régionaux, comme Israël et l’Irak, sont
devenus des sujets locaux. Et très vite, les mêmes
manifestant·e·s qui criaient des slogans pro-palestiniens
ont commencé à en crier contre Moubarak. Le point
précis de basculement dans ce sens a été en 2004
quand la dissidence est devenue interne.

MLV : En Tunisie les syndicats ont joué un rôle
crucial dans la révolution, la base large et disciplinée
de leurs membres a permis que les protestations ne puissent pas
être facilement écrasées et à donné
un avantage organisationnel au mouvement. Quel est le rôle du
mouvement ouvrier en Egypte dans le soulèvement en cours ?

HEH : Le mouvement
ouvrier égyptien, durant les années 1980 et 1990, a
été l’objet de fortes attaques de la police, qui a
tiré à balles réelles contre des grévistes
pacifiques en 1989, pendant les grèves des aciéries, et
en 1994 durant la grève des usines textiles. Mais depuis 2006,
notre pays a connu la montée régulière de la vague
la plus soutenue de grèves depuis 1946, vague
déclenchée par la grève du textile dans la ville
de Mahalla, dans le delta du Nil, qui a la concentration
ouvrière la plus forte du Moyen Orient, avec 28 000
ouvriers. Ça a débuté comme conflit du travail,
mais le mouvement a gagné tous les secteurs de la population
sauf la police et l’armée.
  
 Comme résultat de ces grèves, nous avons pu obtenir
deux syndicats indépendants, les premiers depuis 1957, celui des
collecteurs de taxe foncière, qui regroupe plus de 40 000
fonctionnaires et ensuite les techniciens de la santé, dont plus
de 30 000 ont formé un syndicat le mois dernier en dehors
des syndicats contrôlés par l’Etat.

    Mais il est vrai que l’une des
différences majeures avec la Tunisie, c’est que
malgré sa dictature, ce pays avait une fédération
syndicale semi-indépendante. Même si sa direction
collaborait avec le régime, la base comportait de vrais
militant·e·s syndicaux. Mais en Egypte, nous avons un
vide que nous espérons voir comblé rapidement. Les
syndicalistes indépendants ont déjà fait
l’objet de chasses aux sorcières depuis qu’ils se
sont déclarés, ils/elles sont en butte à des
procès engagés par l’Etat et les syndicats
étatiques, mais ils/elles se renforcent, malgré les
tentatives de les réduire au silence.

    Bien sûr, ces derniers jours, la
répression a été dirigée contre les
protestataires dans la rue, qui ne sont pas nécessairement des
syndicalistes. Les manifestations ont rassemblé un large spectre
d’Egyptien·ne·s, y compris les fils et les filles
de l’élite. On est face à une combinaison de
pauvres urbains, de jeunes, de membres des classes moyennes et
d’enfants de l’élite. Je crois que Moubarak a
réussi le tour de force de s’aliéner tous les
secteurs sociaux, hormis le cercle de ses proches.

MLM : La révolution tunisien a été
beaucoup décrite comme une révolte des
« jeunes » s’appuyant sur – et
dépendant pour son succès – des technologies comme
Facebook ou Twitter. Maintenant, on présente les jeunes en
Egypte comme catalyseurs des évènements. S’agit-il
d’une « Intifada des jeunes » et
pourrait-elle se produire sans les nouveaux médias
technologiques ?

HEH : Sur le terrain
c’est bien une Intifada de jeunes, mais Internet ne joue un
rôle que pour propager l’info sur ce qui se passe. Nous
n’utilisons pas Internet pour nous organiser, mais pour informer
sur ce que nous faisons sur le terrain en espérant inspirer
d’autres actions.

MLM : […] Il est étonnant de voir le rôle
crucial des syndicats dans le monde arabe aujourd’hui,
après plus de deux décennies de régimes
néolibéraux dans la région dont le but premier a
été de détruire la solidarité de la classe
ouvrière. Pourquoi les syndicats sont-ils restés si
importants ?

HEH : Les syndicats ont
toujours été mortels pour les dictatures. Regardez la
Pologne, la Corée du Sud, l’Amérique latine et la
Tunisie. Les syndicats jouent un rôle déterminant en
matière de mobilisations de masse. Il faut une grève
générale pour renverser une dictature et il n’y a
rien de mieux qu’un syndicat indépendant pour y arriver.

MLM : Y a-t-il un programme idéologique plus large
qui sous-tend les protestations ou s’agit-il juste de se
débarrasser de Moubarak ?

HEH : Tous ont leurs
raisons propres pour descendre dans la rue, mais je pense que si notre
soulèvement l’emporte et que le raïs est
renversé on verra apparaître des contradictions. Les
pauvres pousseront à une révolution bien plus radicale,
pour une large redistribution des richesses et contre la corruption,
alors que les soi-disant réformateurs voudront planter les
freins et se limiteront à un lobbying pour des changements au
sommet de l’Etat et quelques restrictions au despotisme tout en
conservant l’essence du régime. Mais on n’y est pas
encore.

MLM : Quel est le rôle des Frères musulmans et
comment le fait qu’ils soient restés à
l’écart des protestations en cours impacte-t-il la
situation ?

HEH : Les Frères
musulmans souffrent de leurs divisions depuis le déclenchement
de l’Intifada d’Al Aqsa. Leur engagement dans le mouvement
de solidarité avec la Palestine a été lamentable,
dès qu’il s’est agi de se confronter au
régime. Chaque fois que leur direction a passé un
compromis avec celui-ci, spécialement pour ce qui est de leur
guide suprême actuel, ça a démoralisé leurs
cadres de base. Je connais personnellement beaucoup de jeunes
frères qui ont quitté le groupe, certains ont rejoint
d’autres organisations, d’autres sont restés
indépendants. Avec l’expansion du mouvement de rue et au
fur et à mesure que les dirigeants de niveau inférieur
s’y impliquent, il y aura plus de divisons, les échelons
supérieurs de la direction ne pouvant pas justifier leur non
participation au nouveau soulèvement.

MLM : Qu’en est-il du rôle des USA. Comment les gens dans la rue voient-ils leur position ?

HEH : Moubarak –
après Israël – est dans le monde le principal
bénéficiaire de l’aide des USA. Il est connu comme
homme de main des Etats-Unis dans la région, l’un des
outils de leur politique étrangère visant à
garantir la sécurité d’Israël et la
régularité de leur approvisionnement pétrolier
tout en contenant les Palestinien·nes. Ce n’est donc pas
un secret que cette dictature a eu, dès le début, le
soutien des administrations américaines successives, même
pendant la période de rhétorique pro-démocratie
bidon de Bush. Les déclarations délirantes de Clinton
soutenant plus ou moins le régime de Moubarak n’ont pas de
quoi surprendre, l’un des piliers de la politique
étrangère US étant de tenter de défendre la
stabilité de ces régimes au dépens de la
liberté et des droits humains.

    On n’attend rien d’Obama que nous
considérons comme un grand hypocrite. Mais nous attendons du
peuple états-unien, syndicalistes, associations
d’universitaires et d’étudiant·e·s,
groupes militants… qu’ils nous soutiennent. Ce que nous
demandons du gouvernement des USA, c’est qu’il ne se
mêle plus de nos affaires, nous n’en attendons aucune
espèce de soutien ; il faut qu’il coupe l’aide
à Moubarak immédiatement et cesse de le soutenir,
qu’il se retire de toutes ses bases au Moyen Orient et cesse de
soutenir l’Etat d’Israël.

    En dernière instance, Moubark fera ce
qu’il peut pour défendre ses intérêts. Il
adopterait la posture la plus anti-US, s’il pensait ainsi sauver
sa peau. Au final, il ne défend que ses intérêts
propres et s’il pense que les USA ne le soutiendront plus il se
cherchera d’autres appuis ailleurs. Le fait est que tout
gouvernement réellement honnête qui arriverait au pouvoir
dans la région sera amené à un conflit ouvert avec
les USA, car il s’engagera pour une redistribution radicale des
richesses et la fin du soutien à Israël et aux autres
dictatures. Nous n’attendons donc aucune aide des USA,
qu’ils nous fichent simplement la paix!


*
Mark LeVine est professeur d’histoire à
l’Université de Californie – Irvine et chercheur
invité au Centre pour les Etudes du Moyen Orient à
l’Université de Lund en Suède. Ses livres les plus
récents sont Heavy Metal Islam (Random House) et Impossible
Peace: Israel/Palestine Since 1989 (Zed Books).