Écosocialisme et planification démocratique

L’autoritarisme et les pleins pouvoirs des gouvernements ont été justifiés par l’urgence des décisions à prendre. Tout comme les expert·e·s, devenus tout·e-puissant·e·s. Michael Lowy présente un mode de décision alternatif. Dès maintenant, la révolution écologique et sociale devra être mise en œuvre pour permettre aux peuples de reprendre le contrôle sur leurs vies et sur leur avenir.

Affiche 1er plan quinquennal URSS 1929
«Achever le plan quinquennal en quatre ans», URSS, 1929.

L’écosocialisme est un courant de pensée et d’action écologique qui fait sien les acquis fondamentaux du marxisme – tout en le débarrassant de ses scories productivistes. Pour les écosocialistes, la logique du marché et du profit – de même que celle de l’autoritarisme bureaucratique de feu le « socialisme réel » – sont incompatibles avec les exigences de sauvegarde de l’environnement naturel. Tout en critiquant l’idéologie des courants dominants du mouvement ouvrier, ils savent que les travailleurs·euses et leurs organisations sont une force essentielle pour toute transformation radicale du système et pour l’établissement d’une nouvelle société, socialiste et écologique.

Un processus de transition à l’écosocialisme n’est pas possible sans une planification démocratique. C’est à dire, que l’ensemble de la société soit libre de choisir démocratiquement les lignes productives à privilégier et le niveau des ressources qui doivent être investies dans l’éducation, la santé ou la culture.

Contrairement à ce qu’on prétend souvent, l’autogestion n’est pas contradictoire avec la planification démocratique. L’exemple désastreux des pays du prétendu « socialisme réel » montre simplement que l’autogestion est incompatible avec une planification autoritaire, bureaucratique, imposée d’en haut au mépris de toute démocratie. 

Loin d’être « despotique » en soi, la planification démocratique est l’exercice de la liberté de décision de l’ensemble de la société, à tous les niveaux, du local au national (et au-delà). Un exercice nécessaire pour se libérer des « lois économiques » et des « cages de fer » aliénantes et réifiées au sein des structures capitaliste et bureaucratique. La planification démocratique associée à la réduction du temps de travail serait un progrès considérable de l’humanité vers ce que Marx appelait « le royaume de la liberté » : l’augmentation du temps libre est en fait une condition à la participation des travailleurs·euses à la discussion démocratique et à l’autogestion de l’économie comme de la société.

Les partisan·ne·s du libre marché font référence à l’échec de la planification soviétique pour justifier leur opposition catégorique à toute forme d’économie organisée. Or, la planification en URSS (et autres pays de l’Est) était un système profondément anti-démocratique qui donnait le monopole des décisions à une oligarchie restreinte de techno-bureaucrates. Les travailleurs·euses ne participaient pas à la gestion de l’économie ni au niveau des entreprises (autogestion locale) ni au niveau général du plan. S’il est vrai que le socialisme est défini comme le contrôle des processus de production par les travailleurs·euses et la population en général, l’Union Soviétique sous Staline et ses successeurs avait peu à voir avec le socialisme…

Bien entendu, la planification démocratique ne concerne que les principaux choix économiques et non pas des restaurants locaux, des épiceries, des boulangeries, des petits magasins, des entreprises artisanales. De même, il est important de souligner que la planification écosocialiste n’est pas en contradiction avec l’autogestion des travailleurs·euses dans leurs unités de production. Alors que la décision de transformer, par exemple, une usine de voitures en unité de production de bus ou de tramways reviendrait à l’ensemble de la société, l’organisation et le fonctionnement de l’usine seraient gérés démocratiquement par les travailleurs·euses eux·elles-mêmes. 

L’autogestion signifie donc le contrôle démocratique du plan à tous les niveaux, local, régional, national, continental – et, espérons-le, planétaire puisque les thèmes de l’écologie tels que le réchauffement climatique sont mondiaux et ne peuvent être traités qu’à ce niveau. Cette proposition pourrait être appelée « planification démocratique et autogestionnaire globale ». Il s’agit d’une démarche qui s’oppose à ce qui est souvent décrit comme « planification centrale » car les décisions économiques et sociales ne sont pas prises par un « centre » quelconque mais déterminées démocratiquement par les populations concernées, selon le principe de subsidiarité : la responsabilité d’une action publique, lorsqu’elle est nécessaire, doit être allouée à la plus petite entité capable de résoudre le problème d’elle-même.

La planification socialiste doit être fondée sur un débat démocratique et pluraliste, à chaque niveau de décision. Organisés sous la forme de partis, de plates-formes ou de tout autre mouvement politique, les délégué·e·s des organismes de planification sont élu·e·s et les diverses propositions sont présentées à tou·te·s ceux·celles qu’elles concernent. Autrement dit, la démocratie représentative doit être enrichie – et améliorée – par la démocratie directe qui permet aux gens de choisir directement – au niveau local, national et, en dernier lieu, international – entre différentes propositions. 

L’ensemble de la population s’interrogerait alors sur la gratuité du transport public, sur un impôt spécial payé par les propriétaires de voitures pour subventionner le transport public, sur le subventionnement de l’énergie solaire afin de la rendre compétitive par rapport à l’énergie fossile, sur la réduction du temps de travail à 30, 25 heures hebdomadaires ou moins, même si cela entraîne une réduction de la production. Le caractère démocratique de la planification ne la rend pas incompatible avec la participation des experts dont le rôle n’est pas de décider, mais de présenter leurs arguments – souvent différents voire opposés – au cours du processus démocratique de prise des décisions. 

Une question se pose : quelle garantie a-t-on que les gens feront les bons choix, ceux qui protègent l’environnement, même si le prix à payer est de changer une partie de leurs habitudes de consommation ? Une telle « garantie » n’existe pas, seulement la perspective raisonnable que la rationalité des décisions démocratiques triomphera une fois aboli le fétichisme des biens de consommation. Il est certain que le peuple fera des erreurs en faisant de mauvais choix, mais les expert·e·s, ne font-ils·elles pas eux·elles-mêmes des erreurs ? 

Il est impossible de concevoir la construction d’une nouvelle société sans que la majorité du peuple ait atteint une grande prise de conscience socialiste et écologique grâce à ses luttes, à son auto-éducation et à son expérience sociale. Alors il est raisonnable d’estimer que les erreurs graves – y compris les décisions incompatibles avec les besoins en matière d’environnement – seront corrigées. En tout cas, on peut se demander si les alternatives – le marché impitoyable, une dictature écologique des « expert·e·s » – ne sont pas beaucoup plus dangereuses que le processus démocratique, avec toutes ses limites…

Certes, pour que la planification fonctionne, il faut des corps exécutifs et techniques qui puissent mettre en œuvre les décisions, mais leur autorité serait limitée par le contrôle permanent et démocratique exercé par les niveaux inférieurs, là où l’autogestion des travailleurs·euses a lieu dans le processus d’administration démocratique. On ne peut pas s’attendre, bien entendu, à ce que la majorité de la population emploie l’intégralité de son temps libre à l’autogestion ou à des réunions participatives. 

Le passage du « progrès destructif » du système capitaliste au socialisme est un processus historique, une transformation révolutionnaire et constante de la société, de la culture et des mentalités – et la politique au sens large, telle qu’elle a été définie ci-dessus, est indéniablement au cœur de ce processus. Il est important de préciser qu’une telle évolution ne peut naître sans un changement révolutionnaire des structures sociales et politiques et sans le soutien actif d’une large majorité de la population au programme écosocialiste. 

La prise de conscience socialiste et écologique est un processus dont les facteurs décisifs sont les expériences d’autogestion et les luttes collectives des populations. Ces dernières, à partir de confrontations partielles au niveau local, avancent vers la perspective d’un changement radical de la société. Cette transition ne déboucherait pas seulement sur un nouveau mode de production et une société démocratique et égalitaire, mais aussi sur un mode de vie alternatif, une véritable civilisation écosocialiste au-délà de l’empire de l’argent avec ses habitudes de consommation artificiellement induites par la publicité et sa production illimitée de biens inutiles et/ou nuisibles à l’environnement. 

Le texte complet a été initialement publié dans la revue Les Possibles, 23. Coupure de notre rédaction.